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"A mon cher petit camarade Aron", un envoi manuscrit de Sartre


    
Jean-Paul Sartre, L'imagination,
Paris : F. Alcan, 1936
(Nouvelle encyclopédie philosophique; 10)

Notre exemplaire : S Phi fr 2509 A 8°
Envoi ms. de Jean-Paul Sartre à Raymond Aron ; cachet "Bibliothèque Raymond Aron".
Don de Dominique Schnapper (1997).

En 1927, Sartre avait entamé une réflexion sur l'image et l'imagination dès le mémoire préparé pour le diplôme d'études supérieures sous la direction d'Henri Delacroix (L'image dans la vie psychologique : rôle et nature). Près de dix ans plus tard, son ancien professeur lui demanda de remanier ce mémoire pour le publier dans la collection qu'il dirigeait chez Alcan, la “Nouvelle encyclopédie philosophique”.

Sartre rédigea alors un ouvrage qui devait s'intituler L'image, où il tenait compte de sa découverte toute récente de la phénoménologie et des ouvrages de Husserl, qu'il avait lus pour la première fois lors de son séjour à l'Institut français de Berlin en 1933-1934. En 1936 Alcan n'accepta d'en publier que la première partie, la critique, sous le titre L'imagination ; la deuxième partie, la théorie personnelle, ne sera publiée qu'en 1940 chez Gallimard, sous le titre L'imaginaire.

On notera que c'est le dédicataire de notre exemplaire, Raymond Aron, qui, en 1933, fit connaître la phénoménologie à Sartre lors d'une conversation à la terrasse d'un café (cf. Simone de Beauvoir, La Force de l'âge). C'est également Raymond Aron qui proposa d'échanger leurs postes respectifs du Havre et de Berlin pour une année.



Raymond Aron

Philosophe de « l'histoire se faisant » et sociologue, Raymond Aron a laissé une œuvre très importante, à la fois d'universitaire (notamment professeur à la Sorbonne en 1955 et directeur d’études à l’EPHE, VIe section, en 1960, puis à l’EHESS) et de journaliste (il écrivit dans la France libre, Combat, les Temps modernes, le Figaro, l'Express). Classé à droite pour ses positions anticommunistes et atlantistes, il ne renia pas complètement la sensibilité de gauche de sa jeunesse, mais recherchant le « vrai » en politique son chemin ne pouvait que s'écarter de celui de Sartre qui recherchait le « bien » (Sirinelli).

Pendant ses années à l'École normale supérieure (il intégra en 1924), Aron se lia à Nizan, Canguilhem et Lagache, et devint pendant quelques années l'interlocuteur privilégié de Sartre : leurs joutes philosophiques, se terminant par la formule d'Aron « Mon petit camarade, de deux choses l'une, ou bien... » ont été rendues célèbres par Simone de Beauvoir. Malgré la rupture avec Sartre en 1948, Aron lui conserva une certaine admiration et une certaine amitié ; après trente années de brouilles et de polémiques parfois violentes, Aron rappelle dans ses Mémoires :
« Il y a une cinquantaine d'années, en plaisantant, nous avions pris un engagement l'un à l'égard de l'autre. Celui de nous deux qui survivrait à l'autre rédigerait la notice nécrologique que consacrerait le bulletin des anciens élèves de l'École normale au premier de nous deux à disparaître. L'engagement ne tient plus - trop de temps s'est écoulé entre l'intimité des étudiants et la poignée de main à l'occasion de la conférence de presse du "Bateau pour le Vietnam", mais il en reste quelque chose. »
     


              Raymond Aron en 1924 :
Fonds photographique, PHO D/2/1924/1.

La Bibliothèque des Lettres possède une partie de la bibliothèque personnelle de Raymond Aron. Ce fonds d'environ 240 volumes contient des ouvrages de philosophie et de sociologie, mais aussi d'économie et de politique.
[voir le fonds Raymond Aron dans le catalogue]
Par ailleurs on notera qu'une part importante de cette bibliothèque personnelle est déposée à la Maison des Sciences de l'Homme.

Outre celui de son « petit camarade », nombre des volumes conservés à l'École normale supérieure portent de précieux envois manuscrits, qui permettent d'évoquer quelques aspects de la formation intellectuelle de Raymond Aron ainsi que quelques unes de ses amitiés

Les amitiés normaliennes

Groupe cour Pasteur (1926 ?) : Fonds photographique, PHO H/18/7 (Fonds Mme René Jullian).
On reconnaît Raymond Aron (au 2e rang, 5e en partant de la gauche), Sartre (au 3e rang, à droite d'Aron), Canguilhem (assis au premier rang, à gauche).

Dans le Spectateur engagé, à propos de ses amis à l'ENS :
« Vous avez cité Sartre et Nizan, les plus célèbres. Mais j'avais bien d'autres camarades à l'École normale : Lagache, Canguilhem, Marrou ! Je n'ai jamais rencontré un milieu aussi remarquable, de telle sorte que dans tous les autres milieux que j'ai connus, j'avais pour ainsi dire la nostalgie de l'École normale. »

Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Clermont-Ferrand : Imprimerie la Montagne, 1943.
(Publications de la Faculté des lettres de l'Université de Strasbourg ; 100)
S Phi fr 2491 B 8°
Envoi ms. de Canguilhem à Raymond Aron.

De la même promotion que Raymond Aron, Georges Canguilhem entra à l'École normale supérieure en 1924 ; les deux normaliens se lient alors d'une solide amitié qui durera jusqu'à la mort d'Aron en 1983. Dans ses Mémoires, Aron rend hommage aux profondes qualités humaines de Canguilhem ainsi qu'à ses travaux de philosophe et d'historien des sciences, concluant « Je n'en dis pas davantage : il se fâcherait si je me risquais à un portrait littéraire, peu en accord avec un demi-siècle d'amitié ».
En 1939, Aron et Canguilhem s'étaient retrouvés à Toulouse, au moment où le premier allait rejoindre De Gaulle à Londres (il y sera rédacteur en chef de La France libre) et où le second entrait dans la résistance. En janvier 1945, la guerre n'est pas encore finie, mais les deux amis se retrouvent « après les jours d'inquiétude ».


    


    
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, 2e édition, Paris : Gallimard, impr. 1955.
S Phi fr 2568 B  8°
Envoi ms. : «  À Raymond Aron ce livre qui ne fera pas "polémique" entre nous, mais, même au temps des polémiques, nous n'étions pas en guerre. Maurice Merleau-Ponty ».

Pendant leurs années à l'ENS, Aron, promotion 1924, et Merleau-Ponty, promotion 1926, se connaissaient peu, en revanche, quelques années plus tard, ils fréquentèrent tous les deux le séminaire de Kojève, et après la guerre ils fondèrent avec Sartre la revue des Temps modernes. 
Malgré les divergences politiques et les controverses, notamment après la publication d'Humanisme et terreur de Merleau-Ponty, en 1947, ou celle de l'Opium des intellectuels par Aron en 1955, les deux philosophes ne se fâchèrent jamais et conservèrent des « relations amicales intermittentes », « parce que, lui [Merleau-Ponty] acceptait le dissentiment plus facilement que Jean-Paul Sartre » (Aron, Mémoires).
Toutefois l'« acommunisme » développée par Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique ne convainquit pas Aron qui répliqua par « Aventures et mésaventures de la dialectique » (Preuves, n° 59, janvier 1956).

A la Sorbonne et au Centre de documentation de l'ENS

Léon Brunschvicg, L'actualité des problèmes platoniciens, Paris : Hermann, 1937.
(Actualités scientifiques et industrielles ; 575. Conférences du Centre universitaire méditerranéen de Nice ; 3)
L G phi 249 LB  8°
Envoi ms. : « À Raymond Aron en toute affection. L Brunschvicg ».

Ami de Xavier Léon et d'Élie Halévy, les fondateurs de la Revue de métaphysique et de morale, comme de Célestin Bouglé, Léon Brunschvicg (1869-1944) enseigna la philosophie à la Sorbonne pendant trente ans  ; « mandarin des mandarins » il y exerça une autorité incontestée jusqu'en 1940. Il a laissé plusieurs ouvrages importants : Les étapes de la philosophie mathématique, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, L'expérience humaine et la causalité physique. Philosophe néo-kantien, il se réclame aussi de l'idéalisme platonicien.
De son mémoire de DES (sur « la notion d'intemporel dans la philosophie de Kant », 1927) à sa thèse de philosophie (Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, 1938), Raymond Aron effectua son parcours universitaire sous la direction de Brunschvicg. Il le reconnaît d'ailleurs comme « [son] seul maître à la Sorbonne » et l'un des deux seuls, avec Alain, à l'avoir influencé notablement dans sa jeunesse.
Malgré son détachement ultérieur de ces influences - le séjour en Allemagne en 1930-1933 et la découverte de la phénoménologie et de la sociologie allemande furent en cela déterminantes, Aron en a laissé un portrait élogieux : « il me - donnait le sentiment qu'il embrassait la culture scientifique et la culture philosophique. Il éclairait les moments de la philosophie occidentale par les moments des mathématiques et de la physique. Il ne rompait pas avec la tradition, il ne tombait pas dans les platitudes de l'idéalisme ou du spiritualisme académique. Il ne se mettait pas au niveau des plus grands, il peuplait sa vie par le commerce avec eux. »  (Mémoires).


    


    
Célestin Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, Paris : F. Alcan, 1935.
(Nouvelle encyclopédie philosophique ; 4)
S G ép 6265 M  8°
Envoi ms. : « À R. Aron pour lui ouvrir la voie. Très amicalement. C. Bouglé. Avril 35 ».

Entre 1924 et 1928 Raymond Aron fréquenta un peu le cours de sociologie que Célestin Bouglé donnait à la Sorbonne.
Quelques années plus tard, alors que Bouglé devait écrire pour Alcan un Bilan de la sociologie française contemporaine, il demanda à son ancien étudiant d'écrire le pendant pour la sociologie allemande. Aron venait de passer plusieurs années en Allemagne, de 1930 à 1933, comme lecteur à l'université de Cologne puis comme pensionnaire à l'Institut français de Berlin ; La sociologie allemande contemporaine sera publiée dans la même collection et la même année que l'ouvrage de Bouglé.
C'est également Bouglé qui procura à Aron un poste au Centre de documentation sociale de l'ENS en 1934, puis à l'École normale de Saint-Cloud en 1935, et, malgré un jugement plus réservé sur le bilan de son oeuvre scientifique (« Plus encore que la plupart des durkheimiens, il manquait de formation économique »), Aron semble avoir gardé une affection certaine pour son « patron » de l'École normale supérieure.

Le séminaire de Kojève

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Autonomie et dépendance de la conscience de soi, Trad. et commentaires d'Alexandre Kojève, [Paris : Comité d'éditions techniques, 1939].
Extrait de Mesures, 15 janvier 1939.
S Phi g 1607 A  8°
Envoi ms. «  À Raymond Aron maître et ami, grand sceptique et [moraliste?] kantien. A. Kojève. 2 III 39 ».

De 1933 à 1939, Alexandre Kojève animait à l'École pratique des hautes études un séminaire consacré à Hegel : ces célèbres leçons sur la Phénoménologie de l'esprit seront publiées en 1947 sous le titre Introduction à la lecture de Hegel. Raymond Aron suivit deux ans ce séminaire, auquel assistaient Alexandre Koyré et Éric Weil, et que fréquentaient aussi Raymond Queneau, Jacques Lacan, Maurice Merleau-Ponty, et Gaston Fessard :
« Kojève traduisait d'abord quelques lignes de la Phénoménologie, martelant certains mots, puis il parlait, sans une note, sans buter jamais sur un mot, en un français impeccable auquel un accent slave ajoutait une originalité et aussi un charme prenant. Il fascinait un auditoire de super-intellectuels enclins au doute ou à la critique » (Mémoires).
L'adjectif de « kantien » que Kojève attribue ici à Aron renvoie à sa formation initiale : élève de Léon Brunschvicg, il a consacré son mémoire de DES à  l'étude des trois Critiques de Kant, mais on note aussi une fidélité à une certaine forme de kantisme dans son Introduction à la philosophie de l'histoire comme dans ses Mémoires (Baverez).
    

La politique


    
Julien FreundL'essence du politique, Paris : Sirey, 1965.
(Philosophie politique ; 1)
S Phi c 1177 Q  8°
Envoi ms. : « En mars 1950 dans les bureaux des éditions Calmann-Lévy vous me posiez cette question "Quel est le fondement de la politique ? Biologique, sociologique, économique, psychologique ?" Elle est devenue un des problèmes essentiels de ce livre. Le souvenir resté vivant en moi est l'hommage de ma reconnaissance. 15.4.1965. Lucien Freund ».

Julien Freund (1921-1993) fut l'un des premiers thésards de Raymond Aron, élu professeur de sociologie à la Sorbonne en 1955. Le sujet de la thèse que Freund soutint en 1965, comme l'envoi manuscrit de notre exemplaire illustrent bien l'une des préoccupations constantes du « Spectateur engagé » que voulut être Aron.


Bibliographie
:
Raymond Aron, Mémoires, Paris : R. Laffont, 2010. (Bouquins). - Raymond Aron, Le spectateur engagé, Paris : Julliard, 1981. - Étienne Barilier, Les Petits camarades : essai sur Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, Paris : Julliard ; Lausanne : L'Age d'homme, 1987. - Nicolas Baverez, Raymond Aron : un moraliste au temps des idéologies, Paris : Flammarion, 1993. - Annie Cohen-Solal, Sartre, Paris : Gallimard, 1985. - Jean-François Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Paris : Fayard, 1995. (Pour une histoire du XXe siècle).

Présentation réalisée par Estelle Boeuf-Belilita - mai 2013.