Ulm - Lettres et Sciences humaines
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Aimé Césaire, action politique et engagement littéraire.
Autour du manuscrit de son intervention à l'Assemblée nationale
(29 septembre 1982) (Ms 238).

Trombinoscope promotion 1935. Fonds photographique ENS : PHO/D/2/1935/1

Aimé Césaire, Promotion Lettres 1935 de l’École normale supérieure.

Né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe (Martinique) et décédé le 17 avril 2008 à Fort-de-France, Aimé Césaire était un anticolonialiste résolu et fut le père fondateur du mouvement littéraire de la « négritude ». Élève brillant, il obtient une bourse et intègre hypokhâgne au Lycée Louis le Grand à Paris en 1931, où il y rencontre Léopold Sédar Senghor qui l'initie à l'Afrique. A lui s'impose, lors de ses premières années en France, le concept de « négritude », une partie de son identité dont il prend conscience grâce à ses rencontres avec Paulette Nadal, Léon-Gontran Damas ou L. S. Senghor. Son désir d'universalité passe par cette notion, qui n'est en aucun cas un concept nourri de haine pour les Blancs, mais bien l'expression du sentiment de se sentir différent, cette « attitude de conscience et de volonté d'être nègre ». Il devient président de l'Association des Étudiants Martiniquais en 1934 et fonde le journal l'Étudiant noir.  

En 1935, Aimé Césaire réussit le concours d'entrée à l’École normale supérieure. Cette même année, il passe l'été en Dalmatie, chez son ami Petar Guberina, où il écrit Cahier d'un retour au pays natal, qui sera publié pour la première fois en 1939 dans la revue Volonté[1], avec les encouragements de son caïman, M. Petitbon. Dans cette œuvre, Aimé  Césaire se veut la voix des opprimés. Il écrit : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir[2] » . Il passe son diplôme sur le thème du Sud dans la littérature négro-africaine des États-Unis.


École normale supérieure. Bibliothèque Ulm-LSH. Cote : L F p 2151 12°

Extrait du Cahier d’un retour au pays natal :

« ... mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je
n’ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits ».


En 1939, le début des hostilités marque le départ d'Aimé Césaire pour sa Martinique natale avec son épouse, Suzanne Roussy. Il est nommé professeur agrégé au lycée Schœlcher : il y enseignera jusqu'en 1945. Depuis la Martinique, Aimé Césaire réagit contre l'Occupation en métropole et le régime de Vichy, en prônant la renaissance d'un monde nouveau qu'il exprime dans ces lignes :
« L'ombre gagne. Ah ! tout l'espoir n'est pas de trop pour regarder le siècle en face ! Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière. Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre[3]».
La Libération est le temps du renouvellement des institutions : c'est alors que commence à proprement parler la carrière politique d'Aimé Césaire, qui jouera un rôle de premier plan pendant près de 50 ans. En 1946, le parti communiste lui demande de prendre la tête d'une liste d'une « gauche ouverte ». Il est alors élu maire de Fort de France en 1946 (fonctions qu'il occupera jusqu'en 2001) et conseiller général, puis député (jusqu'en 1993). De plus, il sera nommé membre de plusieurs commissions parlementaires importantes : affaires étrangères (1946), territoires d'outre-mer (1946, 1948, 1949, 1950, 1951) et enfin, éducation nationale (1948, 1950, 1951). La position d'Aimé Césaire à l'Assemblée nationale est claire : il refuse l'indépendance. Il lutte pour la « départementalisation », mot qu'il a créé. C'est en tant que membre de la commission des territoires d'outre-mer qu'il présente, le 26 février 1946, un rapport sur la proposition de loi tendant à faire classer la Guadeloupe et la Martinique comme départements français. La loi est votée à l'unanimité le 19 mars 1946, mais son application demandera des années de lutte acharnée. Son appartenance au parti communiste prend fin le 23 octobre 1956, lorsqu’il donne sa démission du groupe communiste de l'Assemblée et, le lendemain, remet à Maurice Thorez sa lettre de démission. A. Césaire fonde alors un nouveau parti : le parti progressiste martiniquais. Aux élections qui suivent, il est réélu comme maire et comme député.
Durant cette période, Aimé Césaire a notamment publié, outre Cahier d'un retour au pays natal, Les armes miraculeuses (1946), Soleil cou coupé (1947), et le Discours sur le colonialisme (1950). Avec notamment Léopold Sédar Senghor, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Georges Balandier, Théodore Monod, il a soutenu la revue Présence africaine créée en décembre 1947 par Alioune Diop.
Aimé Césaire poursuit son activité politique sous la Ve République : sous les couleurs de son nouveau parti, il retrouve son siège dans la deuxième circonscription de la Martinique (Fort-de-France). S'il intervient très régulièrement sur des textes intéressant l'outre-mer entre 1958 et 1971, on peut affirmer que son investissement devient prégnant dès 1981, avec les lois de décentralisation, avant qu'il ne combatte le projet de loi de programme relatif au développement des départements d'outre-mer présenté en 1986.  

« Je ne sépare pas mon action politique de mon engagement littéraire » : telle était la devise d'Aimé Césaire, homme politique de premier plan, qui restera toutefois dans les esprits comme un éminent homme de lettres et l'un des plus grands poètes contemporains.

Sandrine Iraci,
Janvier 2014


Sources :
- Association des Anciens élèves, élèves et amis de l’École normale supérieure, « Aimé Césaire », in L'archicube, n° 5 bis, numéro spécial, Paris, Société des amis de l’École normale supérieure, février 2009, pp. 98-102.
- Auba, Jean, « Aimé Césaire », in  Revue de l’Association des membres de l'Ordre des Palmes académiques, n. 183, premier trimestre 2009, pp. 20-22.


Journal officiel de la République française, extrait du compte-rendu intégral de la quatrième session extraordinaire de 1981-1982, 2e séance du mercredi 29 septembre 1982, p. 5228.

Aimé Césaire. Histoire d’un manuscrit politique


Le 12 décembre 2013, le professeur Lilyan Kesteloot, propriétaire du manuscrit original d’un discours prononcé par Aimé Césaire devant l’Assemblée nationale en 1982, manuscrit qui lui avait été offert par l'auteur à l'époque, a fait don de ce document à la bibliothèque des Lettres et sciences humaines et sociales de l'ENS. Il vous est aujourd’hui présenté.

Ce discours a fait l’objet d’une publication intégrale au Journal officiel, dans les comptes-rendus de l’Assemblée nationale, Constitution du 4 octobre 1958, quatrième session extraordinaire de 1981 – 1982 (13ème séance), troisième séance du mercredi 29 septembre 1982, pages 5238 - 5240.

La troisième séance du mercredi 29 septembre 1982 s’ouvre à 21h30…

Placée sous la présidence du Vice-président de l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Michel, elle a pour ordre du jour la discussion, après déclaration d’urgence, d’un projet de loi portant adaptation aux départements d’outre-mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion) de la loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions. Lors de la séance précédente, le même jour, les députés ont entendu le rapporteur, Michel Suchod, et Henri Emmanuelli, Secrétaire d’état auprès du Ministre d’état, Ministre de l’intérieur et de la décentralisation, chargé des départements et territoires d’outre-mer, défendre le projet du gouvernement, qui vise à doter les départements d’outre-mer d’une seule assemblée administrant à la fois le département et la région. Ils doivent maintenant examiner l’exception d’irrecevabilité déposée par Jean Foyer, député gaulliste du Maine-et-Loire. J. Foyer, soutenu par Jacques Toubon, estime en effet que l’adaptation envisagée vise à donner aux départements d’outre-mer une « organisation particulière » qui fera disparaître leur caractère départemental et les transformera en véritables territoires d’outre-mer, ce qui serait contraire à l’article 73 de la Constitution. Au terme de la longue plaidoirie de M. Foyer, qualifiée de « terrorisme juridique » par un député socialiste, un échange s’engage entre lui et H. Emmanuelli.

Puis, « contre l’exception d’irrecevabilité, la parole est à M. Césaire. »

Saluant le « très remarquable discours » d’H. Emmanuelli et qualifiant celui de J. Foyer de « florilège de sophismes », Aimé Césaire fustige avec talent ceux « qui ne veulent pas renoncer aux illusions de leur jeunesse et qui s’agrippent désespérément à un ensemble de notions érigées en dogmes ». Il prône le droit à l’adaptation contre un droit commun qui serait érigé en « loi sacrée ». Il défend un projet de loi intelligent qui « met fin à une anomalie, […] à une absurdité, […] à une injustice. » Il met en garde contre le danger qu’il y aurait à réduire les seuls liens entre la France et les départements d’outre-mer à des liens juridiques, contre une représentation artificielle de ces liens, induisant un décalage dangereux entre pays légal et pays réel… Appelant de ses vœux une « nouvelle citoyenneté » pour les habitants des départements d’outre-mer, il conclut par ces mots, chaleureusement applaudis sur les bancs socialistes : « Nous ne serons pas de ceux qui, sous de fallacieux prétextes, entreprennent par des actions d’arrière-garde de bouder leur histoire en même temps que le progrès. »
Mise aux voix, l’exception d’irrecevabilité soulevée par Jean Foyer recueille 152 votes favorables et 329 « contre ». La discussion du jour sur le projet de loi se prolonge par d’autres interventions (Michel Debré, Paul Quilès).

Après plusieurs lectures à l’Assemblée nationale et au Sénat, la loi est adoptée, le 23 novembre 1982. Mais, suite à une saisine du Conseil constitutionnel par au moins soixante sénateurs et soixante députés, dont MM. Foyer, Debré et Toubon, cette loi est finalement déclarée non conforme à la Constitution par décision n°82-147 DC du 2 décembre 1982.

Au-delà de l’épisode législatif aujourd’hui oublié, le manuscrit témoigne de la force et de la précision du discours politique d’Aimé Césaire.

Lors de ses vacances annuelles à Paris, dans les années 80, le professeur Kesteloot rencontre  régulièrement Aimé Césaire. Député de la Martinique depuis 1945 – il le restera jusqu’en 1993 - Aimé Césaire siège à l’Assemblée nationale. Sa secrétaire à l’Assemblée étant absente, il confie des textes à dactylographier à Lylian Kesteloot : des poèmes, des textes nouveaux qu’il écrit à un rythme effréné, à raison d’un texte tous les deux jours ou presque, des manuscrits plus anciens ou des textes déjà tapés, dans lesquels il convient de saisir les corrections qu’il a apportées. C'est à la suite de cette période de collaboration qu’Aimé Césaire donne à Madame Kesteloot le texte du discours qu'il a prononcé à l'Assemblée nationale, le mercredi 29 septembre 1982,... « une façon, je suppose, de me remercier pour le petit service rendu, malgré ma maladresse notoire en matière de secrétariat », écrit Lylian Kesteloot.

Nathalie Marcerou-Ramel,
Janvier 2014


Manuscrit autographe d'A. Césaire : notes de son intervention à l'Assemblée nationale (29 septembre 1982), p. 1 bis. Fonds des manuscrits de l'ENS : Ms 238. 37 feuillets au format A4, sur du papier en-tête «Assemblée nationale, République française». Don de Lilyan Kesteloot à la Bibliothèque Ulm-LSH le 12 décembre 2013.

L'identité retrouvée

Le discours de 1982 est un magnifique morceau d’éloquence parlementaire, dans la grande tradition républicaine. Contre l’exception d’irrecevabilité, Césaire déploie avec brio toutes les ressources de la polémique pour dénoncer le « florilège de sophismes » du député Jean Foyer, juriste et latiniste « virtuose ». Dans cette joute oratoire, le vers d’Horace : Dum cadat elusus ratione acervi ruentis  tourne en ridicule le « sorite » de son adversaire, déchaînant « rires et applaudissements sur le banc des socialistes ».  Césaire clame haut et fort la « personnalité » des Antilles dans le cadre de la République. Il reste ainsi fidèle aux idées anti-assimilationnistes défendues depuis ses jeunes années parisiennes : « Notre époque, c’est celle de l’identité retrouvée, celle de la différence reconnue, celle de la différence mutuellement consentie et, parce que consentie surmontable en complémentarité, ce qui rend possible, je veux l’espérer, une solidarité et une fraternité nouvelles ».

Car l’ « identité »des Antilles renvoie, bien sûr, à l’histoire de la négritude, inventée par Césaire, Senghor et Damas durant leurs années d’études à Paris. Césaire est entré à l’École normale supérieure en 1935. Il y croise Roger Caillois (promotion 1933), avec qui il polémiquera dans le Discours sur le colonialisme. Il fréquente les cercles d’intellectuels et artistes noirs, il discute avec Senghor, il lit les poètes français, mais aussi les classiques grecs et les latins, découvre l’Afrique chez les anthropologues européens. Pour son diplôme d’études supérieures à la Sorbonne, il rédige un mémoire sur « le Sud dans la littérature noire américaine ». C’est durant ses années d’École qu’il compose Cahier d’un retour au pays natal, poème fondateur de la négritude qui paraît dans la revue Volontés en 1939. Pendant la guerre, Césaire enseigne les lettres à Fort-de-France. Il fonde avec quelques amis la revue Tropiques, découverte par André Breton sur le chemin de l’exil vers les États-Unis. C’est dire combien ces années d’École auront été décisives pour la poésie, pour la pensée, pour l’action politique de Césaire. Le discours de 1982 en témoigne encore, un demi-siècle plus tard. Cette œuvre et cette pensée nous sont aujourd’hui plus que jamais indispensables.

Dominique Combe, département Littérature et Langages,
Janvier 2014


Manuscrit autographe d'A. Césaire : notes de son intervention à l'Assemblée nationale (29 septembre 1982), p. 10. Fonds des manuscrits de l'ENS : Ms 238. 37 feuillets au format A4, sur du papier en-tête « Assemblée nationale, République française ». Don de Lilyan Kesteloot à la Bibliothèque Ulm-LSH le 12 décembre 2013.


1Césaire, Aimé, « Cahier d'un retour au pays natal », in Volonté, n° 20, 1939, Paris, 1ère édition. [retour au texte]
2Césaire, A., Cahier d'un retour au pays natal, éd. Présence africaine, 1956, p. 42. [retour au texte]
3 Césaire, A., « Présentation », in Tropiques, n° 1, avril 1941, p. 6. [retour au texte]