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Mme Jules Favre - Directrice de l'École normale supérieure de Jeunes Filles de Sèvres (1881-1896)

Note biographique

Madame Jules Favre [portrait, gravure]
A. Liébert, phot., Paris, s.d., 11,5 x 16,5 cm, 31,7 x 22,4 cm (support). Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.
Madame Jules Favre [portrait, gravure]

Julie Velten est née le 15 novembre 1833 à Wissembourg. Fille du ministre protestant de la ville, elle y fit ses études et obtint son brevet supérieur de l’enseignement primaire en 1854. Ce diplôme lui permit d’accepter un poste de sous-maîtresse dans un pensionnat luthérien à Paris. Les valeurs transmises se basaient sur une forte éducation morale assurée par l’étude quotidienne de textes de la bible, le respect de chaque âme individuelle et l’appel constant à l’effort personnel en prenant appui sur la méthode Jacotot. Mme Frèrejean, la directrice associa rapidement la jeune Julie aux prises de décisions. La mort de celle-ci en 1860, propulsa Mlle Velten, seule à la direction de l’école. Pendant dix ans, elle aiguilla ses élèves avec exemplarité et bienveillance, ne voyant pas l’utilité d’une « discipline mesquine ». Comme le rappela une de ses anciennes élèves « Chacune était à son devoir et se sentait beaucoup d'initiative. » Le respect et la considération étaient les leviers qui permettaient d'installer une atmosphère où régnait la confiance et le dévouement. Une tendre indulgence qui était parfaitement illustrée par la phrase souvent répétée par la directrice : « Ma chère enfant, je suis sûre que si tu savais comme tu me fais de la peine, tu ne recommencerais plus ».
En 1870, la France rentra en guerre avec la Prusse. L’école fut désertée par les élèves, Julie Velten fut déchargée de ses fonctions. Jules Favre fut nommé ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement de défense nationale. On le chargea des discussions avec Bismarck pour la ratification d’un traité de paix. Mlle Velten commença à écrire au ministre pour lui apporter tout son soutien. Dès cet instant, une relation débuta et ils se marièrent en août 1874.

En 1880, à la mort de son mari, elle fit part de ses sentiments dans son journal, elle expliquait qu’elle désirait « rester fidèle aux sentiments qui avaient animé son époux » et rêvait d’ « une tâche patriotique ». Sous l’impulsion de Jules Ferry et de Camille Sée, de nombreux établissements ouvrirent pour assurer la propagation de l’instruction parmi les femmes. C’est en novembre 1881, qu’elle fut nommée directrice de l’École normale supérieure de Jeunes Filles, dite École de Sèvres, sous le nom de son défunt époux. Mme Jules Favre prit ses fonctions pour assurer la bienséance du premier concours d’entrée. Elle nous fit partager ses envies mais aussi ses colères notamment à la suite d’un communiqué, où on « annonça au conseil de l'École la nomination d'un sous-directeur, soi-disant pour organiser une maison qui marchait depuis un mois, mais surtout, je crois, pour faire sentir à la directrice que si la femme est un rouage indispensable dans un établissement de jeunes filles, on la tient cependant incapable de rien faire de bon, sans la direction, l'assistance et le contrôle des hommes. » Ne doutant pas des capacités des femmes, elle doutait parfois des siennes, elle renonça au professorat car elle déclara modestement qu’« il aurait fallu refaire [son] instruction » mais elle trouva d’autres leviers pour marquer l’esprit de ses élèves. Tout d’abord, son exemplarité, toujours habillée de ses longs vêtements de deuil, elle assistait assidûment à certains cours en plus de tout son travail administratif. Elle mit, également, en place des rituels qui asseyaient son autorité morale. Tous les soirs, un peu avant huit heures et demie, toutes les élèves se massaient à la porte du cabinet de travail de Mme Jules Favre. Alors l’élève la plus rapprochée de la porte frappait quelques coups et attendait le : « Entrez ». Puis, chaque élève pénétrait dans le cabinet et recevait d’elle une poignée de main et un « Bonsoir, mon enfant » qui par son ton signifiait la satisfaction ou le mécontentement de la directrice. Une autre cérémonie rythmait la vie de l’école, le mercredi, après dîner, certaines élèves se réunissaient dans les appartements de Mme Jules Favre, les élèves assises autour d’elle, un ouvrage de couture à la main. La directrice lisait un extrait de textes souvent d’Emerson, des Stoïciens ; aux passages frappants commençaient une conversation philosophique avec les élèves. C’est en pensant à ses soirées que Mme Jules Favre publia plusieurs ouvrages où elle compilait des extraits d’auteurs et ses analyses. Montaigne, les Stoïciens, Cicéron, Aristote ou Jean Paul, tous lui permirent de continuer de nourrir ses élèves au-delà du grand portail de l’École de Sèvres. Toujours dévouée à sa fonction, le dimanche, alors qu’elle était souffrante, elle rassembla des élèves et des professeurs autour d’elle pour jouer de la musique, accomplit son devoir et mourut dans ses appartements le jeudi 31 janvier 1896, juste avant la cérémonie du bonsoir. 

Erwann Mainguy, doctorant.
Université de Nantes - CREN (Centre de Recherche en Éducation de Nantes)

À sa prise de fonction en 1881...

Extrait des allocutions de Mme J. Favre aux deux premières AG de l'Association.
Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.
Extrait des allocutions de Mme J. Favre aux deux premières AG de l'Association.

... toutes les traditions étaient à inventer pour l’École normale de Sèvres, qui devait former les promotions de Jeunes Femmes dont la renommée n'est plus à faire. Dans un contexte encore fortement conservateur où la progression de la femme se fait encore en demi-teinte, se créait, sous l'impulsion de Camille Sée et du Ministre Jules Ferry, un centre d'études désintéressées, où les élèves pouvaient affirmer une personnalité, préserver une identité, exprimer une originalité. Ces traditions, que Madame Jules Favre a créées à l’École, se sont dignement perpétrées.
Parmi les adresses qui illustrèrent le plus son esprit façonné par un « sens moral » et empreint de laïcité, un extrait de ses allocutions prononcées aux premières assemblées générales de l'Association des élèves et anciennes élèves de Sèvres, présenté ci-contre.
« Madame Jules Favre  - elle tenait à ce nom tout entier, qu'elle portait avec autant de modestie que de dignité, et qui résumait pour elle tous les sentiments, toutes les convictions qui lui étaient chères - donnait, dès qu'on l'abordait, l'impression d'une âme forte, énergique jusqu'à l'austérité, indépendante jusqu'à l'intransigeance. C 'était vrai. Mais, pour bien la connaître, il fallait avoir été admis dans son cabinet directorial […]. On observait que son esprit, s'il était vigoureux, était également large et souple […] ; que son âme, qui semblait froide, recelait des trésors de dévouement, d'affection, de tendresse ».

Extrait du discours prononcé par Monsieur Henry Lemonnier, maître de conférence à l’École, dans Obsèques de Madame Jules Favre, s.d., s.l, Imprimerie nationale, 13p. Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.

 

Premières promotions de l’École normale de Jeunes Filles de Sèvres. 

Première promotion de l’École normale de Jeunes Filles de Sèvres – 1881. Au centre, de profil, assise : Madame Jules Favre. Reproduction photographique, s.d., s.l., n&b, 13,6 x 8,9 cm. Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.
Première promotion de l’École normale de Jeunes Filles de Sèvres – 1881.Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.

En 1881, un « examen improvisé » en lettres et en sciences avait permis de sélectionner une quarantaine d’élèves, divisée entre une promotion scientifique et littéraire. La limite d'âge était de 30 ans et la condition d'inscription était le baccalauréat ou le brevet supérieur. Mais la provenance des élèves fut toute autre : deux directrices d'écoles communales de grandes villes, des institutrices qui avaient connu de lourdes responsabilités, des jeunes filles dont plusieurs sortaient du couvent. Lors de la cérémonie du 25eme anniversaire de l’École de Sèvres, un des enseignant se souvenait « de façon toute charmante et familière », ses premières impressions de la première promotion :

« Qu'allais-je trouver dans cette École, dont je crois bien, j'avais à peine entendu prononcer le nom? Quel était cet enseignement nouveau que je ne connaissais pas? La première promotion, la deuxième aussi, étaient assez disparates. On s'en apercevait au premier abord, ne fût-ce qu'aux accents et, pardonnez ce détail intime, aux toilettes. Nos premières élèves venaient de tous les coins de la France. On les avait prises comme nous, à l’improviste, après un examen où on leur avait demandé tant de choses qu'elles étaient fort excusables de ne pas savoir beaucoup. Mais aussi, quelle belle curiosité, quelle ardeur, quel enthousiasme, quel désir d'entrer dans le monde nouveau de la Science ! […] Il y a vingt-cinq ans, ce n'était peut-être pas si simple que vous le croyez 1».

3ème, 4ème, 5ème promotions.[École normale supérieure de Sèvres. Promotions de 1883 à 1885] / Pierre Petit phot. - [Paris, s.d.] - 1 photogr. pos. : n. et b., 19 x 25,5 cm. Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.
3ème, 4ème, 5ème promotions.[École normale supérieure de Sèvres. Promotions de 1883 à 1885] / Pierre Petit phot. - [Paris,  s.d.] - 1 photogr. pos. : n. et b., 19 x 25,5 cm. Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.

Appel à la « responsabilité morale ».

On se souvient de Julie Favre pour avoir donné une « tenue morale », mais aussi un enseignement pédagogique de haute qualité, envisageant ainsi le rôle de l’École comme une conception de justesse, de force et d'excellence. Le jour de ses obsèques, on pouvait entendre lors de son éloge funèbre, les qualités d'une femme qui « ne séparait ni l'éducation de l'instruction, ni l'instruction de l'éducation, pensant avec raison qu'il n'y [avait ] pas de pédagogie féconde ni de morale vivante sans la culture libre, désintéressée, forte, des intelligences par les lettres ou par les sciences1 ».

« Volonté », « efforts personnels », « liberté », « responsabilité personnelle », « discipline de l'esprit », « sentiment du devoir » : tels étaient les critères  philosophiques, l'expression de ce sentiment tout stoïcien du devoir qui était l'esprit de l’École, véritable inspiration pour exercer une influence sur le public dont l'éducation lui avait été confiée.  Devant les élèves et anciennes élèves qui s'étaient réunies en première assemblée générale le 3 octobre 1885, dans le cadre de l'Association qui avait été créée deux années plus tôt, Julie Favre s'adressait à celles qu'elle appelait « ses filles », en qualité de présidente des assemblées qu'elle aimait à appeler des « réunions de famille », faisant par de ses convictions qui étaient celles de l’École et, elle en était certaine, celles de ses condisciples.

1 Extrait du discours prononcé par Monsieur Henry Lemonnier, maître de conférence à l’École, dans Obsèques de Madame Jules Favre, s.d., s.l, Imprimerie nationale, 13p. Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.


La Morale de Plutarque.

Manuscrit de La Morale de Plutarque, de Julie Favre. Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.
Manuscrit de La Morale de Plutarque, de Julie Favre. Fonds de l'Association des élèves et anciennes élèves de l’École de Sèvres.

Cette pensée et ce « sens moral » furent construits par la lecture de nombreux auteurs religieux et philosophiques. Julie Favre fut elle-même l'auteur de nombreux d'un ouvrage conservé dans le fonds de l'Association des anciennes élèves de Sèvres conservé à la Bibliothèque de Lettres de l’École normale : La Morale de Plutarque. La correspondance conservée dans le fonds de l’Association des anciennes élèves de Sèvres l'atteste, c'est Gaston Velten, exécuteur testamentaire de Julie Favre, qui céda en 1906 tous les droits d'auteur sur l'ouvrage manuscrit de Julie Favre, en échange de l'engagement de l'Association à le publier. En 1909, l'ouvrage fut publié chez les éditeurs parisiens Henry Paulin et Cie, qui finissent par faire faillite. En salle des ventes, aux enchères de décembre 1917, c'est une certaine Maguerite Souppey qui achète, pour le compte de l'Association et par l'intermédiaire de l'éditeur Nathan, le livre de Julie Favre : La Morale de Plutarque, pour la somme de 308 Fr.


 

 

Un écrivain sous tutelle ?

Favre, Julie, La morale de Plutarque : préceptes et exemples, Paris : H. Paulin et Cie, 1909, 1 vol. (XCVI-354 p.) cote : L G pol 342 8°
Favre, Julie, La morale de Plutarque : préceptes et exemples, Paris : H. Paulin et Cie, 1909, 1 vol. (XCVI-354 p.) cote : L G pol 342 8°

Dans l'avant-propos de l'ouvrage publié, l' éditeur A. Couvreur précise les modifications apportées au manuscrit :

- « […] Ce que Mme Jules Favre voulait y faire, la mort ne lui en a pas laissé le temps. J. Fabre, qui était au courant de ses intentions à ce sujet, à bien voulu me les communiquer en me demandant de me charger de ce travail. Voici de quoi il s'agissait :

- […] la nécessité de réduite et de supprimer.

- La traduction choisie était naturellement la traduction d'Amyot. Mais, désirant en rendre la lecture plus courante et plus familière à tous […], Mme Jules Favre avait pris le parti de moderniser l'orthographe d'Amyot […] Ce dernier travail m’inspirait des scrupules. J'aurais préféré ne pas toucher le texte. Je l'ai fait cependant, pour que les intentions de Mme Jules Favre fussent exécutées […] Quant au premier travail (suppressions et allègements), il était d'une toute autre nature et ne prêtait à aucune objection. Je me demande seulement si mon choix eût été celui de Mme Jules Favre.
Enfin, j'ajoute que tout ce qui était de Mme Jules Favre elle-même a été scrupuleusement respecté et est publié tel quel. Les anciennes sévriennes sont heureuses d'entendre de nouveau cette parole qu'elles connaissaient et qui leur arrive aujourd'hui comme une voix d'outre-tombe [...] »

Cote ENS : L G pol 342 8°

Exposition réalisée par Sandrine Iraci, avec la collaboration, pour la note biographique, d'Erwann Mainguy, doctorant - Université de Nantes - CREN (Centre de Recherche en Éducation de Nantes).