La première édition de la carte géologique de la Terre, par Jules Marcou (1861)
En 2016, suite aux récents travaux ayant eu lieu dans les locaux de la rue Lhomond, la Bibliothèque des Lettres et Sciences humaines et sociales de l’École normale supérieure a accueilli parmi les fonds d'archives qu'elle conserve, le fonds du Laboratoire de Géologie (Département de Géosciences). Le fonds est constitué de documents entre des 19eme et 20eme siècles, et s'articulent autour de trois grands ensembles documentaires :
- une série dédiée aux polycopiés de cours des années 1960-1970, pour la plupart édités par l'Association corporative des étudiants en sciences, dans la collection des Cours de la Sorbonne : par exemple, des cours de Tricart et Cailleux, de J.P. Perthuisot, M.D. Pilot, J.P. Bloch, etc. ;
- une série de carnets de notes de cours manuscrites, relatifs aux enseignements d'éminents professeurs géologue, tels que Ernest Munier, Auguste Michel Lévy, Alexandre Bigot, Fernand Kerforne, Léon Bertrand, etc. ;
- une série de cartes, souvent des cartes géologiques détaillées des 19eme et 20eme siècles, concernant des zones géographiques diverses (îles britanniques, des régions basques, etc) et des échelles variées (du 1:80 000 au 1:23 000 000). Parmi celle-ci, figurent des pièces remarquables, telle que la première édition de la carte géologique de la Terre réalisée par Jules Marcou en 1861, qui est présentée aujourd'hui.
La carte géologique de la Terre de Jules Marcou (1861) *
par Christian Chopin, Directeur de recherche au CNRS
Laboratoire de Géologie – Département de Géosciences de l’École normale supérieure.
Cette carte publiée en 1861 est la deuxième tentative d’une représentation de l’avancement des connaissances géologiques à l’échelle de la Terre, après celle publiée par Ami Boué en 1843. Le document présenté ici en est la première édition, dessinée par Marcou et confiée à son ami Ziegler à Winterthur pour gravure et impression. Une seconde édition, également bilingue français-anglais, sera publiée en 1875 à Zurich par le même éditeur, accompagnée d’une volumineuse explication (Marcou, 1875).
Son échelle à 1/23 000 000, en huit coupures formant un panneau de 1,20 x 1,80 m, contre 1/58 000 000 en une feuille ‘grand aigle’ pour celle de Boué, ainsi que les progrès de l’impression des couleurs assurent à la carte de Marcou une meilleure lisibilité. Une différence majeure avec la carte de Boué est le refus de Marcou d’extrapoler la géologie dans les régions non encore reconnues : l’étendue des zones laissées en blanc – près des deux tiers des terres émergées – donne une mesure de l’avancement de l’exploration des continents. Les principales modifications de la seconde édition, sans changer les grands traits de la première, concerneront les Montagnes rocheuses et le nord du Mexique, quelques points des Andes, le haut cours des fleuves sibériens, une partie de la Chine côtière, le tiers oriental de l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ainsi que Madagascar et le Spitzberg (Durand-Delga, 1997).
Dans la représentation des terrains, les roches métamorphiques et granites des socles cristallins restent indifférenciés, mais les terrains primaires sont maintenant divisés en « deux grands groupes, savoir : les terrains de Grauwacke […] ou Paléozoïque véritable, et l’importante formation Carbonifère [représentée en gris sombre] ». Marcou ajoute : « le terrain secondaire de M. Boué est divisé en trois grandes formations, celle [en ocre] des nouveaux grès rouges ou Dyas [il refuse le terme « Permien » de sa bête noire, Murchison ! (Durand-Delga, 1997)] et Trias ; celle du Terrain Jurassique, et enfin le Terrain Crétacé », soit, avec les terrains tertiaire et alluvial moderne et les roches volcaniques récentes, un total de neuf « terrains ».
Comme la première carte de Boué, cette carte est encore le fruit d’un projet individuel, d’un esprit supérieur, travailleur acharné, grand voyageur doté d’un sens aigu de l’observation et de la synthèse et… disposant d’une fortune permettant de couvrir les frais d’une telle entreprise. Son auteur, Jules Marcou (1824-1898), est un personnage singulier. Né dans le Jura français, il est condisciple à Besançon et grand ami de Louis Pasteur – avec qui il restera toujours lié. Passionné de fossiles et de stratigraphie, observateur méthodique, il acquiert très jeune une renommée internationale par son mémoire sur la géologie du Jura. Il est maintenant piquant de savoir que Pasteur admirait la réputation déjà acquise par son ami autodidacte, alors que lui n’était encore qu’un élève normalien parmi d’autres (Durand-Delga & Moreau, 1995, 2002).
Marcou sera envoyé en 1848 aux États-Unis comme naturaliste-voyageur du Muséum d’histoire naturelle de Paris, y fera un riche mariage lui assurant son indépendance et participera comme géologue à l’une des premières expéditions à travers le sud-ouest des États-Unis (4000 km de l’Arkansas à Los Angeles, puis vers le Nevada). Une fois revenu à Boston, il publie une carte géologique des États-Unis et une Geology of North America, tout en sillonnant le nord-est du continent – quand il n’est pas de retour en France (il fera onze fois la traversée, avant de se fixer à Boston en 1881). Marcou est un acteur important de la géologie américaine, un temps contesté sur place puis tardivement reconnu ; pourfendeur d’opposants, de systèmes et de prébendes, la franchise de ses propos ne l’a pas servi. Il faudra plus d’un siècle pour voir ses propositions de réforme de notre Académie des Sciences en partie entendues, un peu moins pour celles du Service de la Carte géologique de la France (Durand-Delga & Moreau, 1994). Sa Carte géologique de la Terre restera son grand œuvre, assis sur son expérience unique de deux continents.
Cette carte connaîtra un grand succès et de nombreuses reproductions pendant quelques décennies. Avec l’Atlas géologique de H. Berghaus (1886), elle sera la dernière entreprise individuelle de cartographie géologique globale. L’exploration des ‘nouveaux mondes’ et l’accumulation de nouvelles données géologiques dans de nombreux pays ont fait rapidement ressentir à la communauté le besoin d’une structure de mise en commun des efforts nationaux et de coordination des conventions, des figurés, des nomenclatures, etc. C’est ainsi que naît l’idée d’un premier Congrès géologique international, qui se tient à Paris lors de l’Exposition universelle de 1878. Au cours du deuxième (1881), auquel assiste Marcou, est créée une Commission de la Carte géologique de l’Europe ; il faut attendre 1910 pour voir réapparaître le projet ambitieux d’une carte géologique du monde.
Après les bouleversements de deux guerres mondiales, la Commission de la Carte géologique du Monde (CCGM) acquiert sa structure actuelle dans les années soixante, en se plaçant sous l’égide d’organismes internationaux comme l’UNESCO et l’International Union of Geological Sciences (Bouysse, 2012). Elle a son siège… au bout de la rue d’Ulm, à la maison de la Géologie, 77 rue Claude Bernard ! Vous pouvez y admirer sa dernière production (2014), la 3ème édition révisée de la Carte géologique du Monde, à 1/35 000 000, incluant la géologie des fonds océaniques, sans doute bien loin des préoccupations de Marcou. Sous peu, vous pourrez l’admirer aussi aux Départements des Géosciences de l’École, où travaille Manuel Pubellier, actuel secrétaire général de la CCGM.
* fonds d'archives du Laboratoire de Géologie - Département de Géosciences - Bibliothèque des LSHS de l'ENS.
Bibliographie
Bouysse, Ph. (2012) : La genèse de la Commission de la Carte géologique du Monde : une affaire franco-prussienne traversée par deux guerres mondiales. Travaux du Comité français d’Histoire de la Géologie, COFRHIGEO, 3ème série, tome 26, n° 9, 149–192.
Durand-Delga, M. (1997) : " Des premières cartes géologiques du globe par Ami Boué (1843) et Jules Marcou (1861) à l’Atlas géologique du monde de 1984". In De la géologie à son histoire, Gohau G. et Gaudant J. dir. Mémoires de la section des Sciences, CTHS, n° 13, 193–205.
Durand-Delga, M. & Moreau, R. (1994) : Un savant dérangeant, Jules Marcou (1824-1898), géologue français d’Amérique. Travaux du Comité français d’Histoire de la Géologie, COFRHIGEO, 3ème série, tome 8, 55–82.
Durand-Delga, M. & Moreau, R. (1995) : Jules Marcou, précurseur français de la géologie nord-américaine. La vie des Sciences, Acad. Sci. Paris, 13, n° 1, 59–83.
Durand-Delga, M. & Moreau, R. (2002) : Jules Marcou (1824-1898), précurseur français de la géologie nord-américaine. Coll. « Les acteurs de la Science », L’Harmattan, Paris, 200 p.
Marcou, J. (1875) : Explication d’une seconde édition de la Carte géologique de la Terre. Wurster, Zurich, 223 p.
Présentation réalisée par Sandrine Iraci et Christian Chopin. - Mai 2016