L'intérêt pour le voyage d'Égypte est particulièrement vif dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles : on compte 26 récits de voyageurs publiés pendant les 150 ans précédant l'Expédition française (contre 16 en Grande-Bretagne et seulement 6 dans les pays germaniques).
« Les pyramides d'Égypte et la sphinx » (Montfaucon, Antiquité expliquée, t. V, p. 182).
Toutefois, si la visite des Pyramides et du « champ des momies » est devenue un passage obligé (voir par exemple Thévenot), rares sont les voyageurs qui dépassent Le Caire. Les récits de Pococke et de Norden, qui se rendent en Haute-Égypte, sont publiés tardivement en France, en 1772-1773 et en 1795, et l'Égypte monumentale est particulièrement mal connue, les représentations des monuments - même des pyramides - étant le plus souvent dénaturées.
Quelques années avant l'Expédition, deux ouvrages connaissent un succès considérable et seront les références constantes des savants et des militaires : les Lettres sur l'Égypte de Savary (1785-1786) et le Voyage de Volney (1787). Volney aura une profonde influence sur Bonaparte, qui a rencontré le philosophe en 1791 et qui le jugera « véridique en tout ».
Toutefois bien des années après l'Expédition, l'orientaliste Jean-Joseph Marcel exprimera une vue tout autre : « celui des deux qui m'a semblé le plus inexact n'est pas le romanesque et poétique Savary, si souvent accusé d'inexactitude, mais le philosophe sévère et tranchant Volney, au nom duquel se rattache une réputation si généralement répandue d'une véracité qui mériterait fréquemment, peut-être, d'être plutôt appelée boutade de mauvaise humeur, ou système prémédité de critique caustique et morose. [...] Son système d'une injuste dépréciation des Orientaux a pu avoir des influences funestes sur les événements politiques et militaires » (en amenant les Français à sous-estimer les capacités militaires des Ottomans).
Pl. du t. I p. 140 : | | Benoît de Maillet, Description de l'Egypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la geographie ancienne et moderne de ce païs, sur ses monumens anciens, sur les mœurs, les coûtumes & la religion des habitans, sur le gouvernement & le commerce, sur les animaux, les arbres, les plantes, &c. Paris : Jacques Rollin, 1740. 2 vol. ; in-12. Rédigé par Jean-Baptiste Le Mascrier, d'après les notes de Maillet. Première édition : Paris : L. Genneau et J. Rollin, 1735. Titre en rouge et noir. Gravures sur cuivre. Portrait. H V g afr 42 12° Reliure 18e s., veau brun. - Provenance : Cuvier. - Restauré en 2012. Un consul au Caire Né en 1658, Benoît de Maillet est consul de France en Égypte, de 1692 à 1708, puis est nommé à Livourne ; enfin, en 1715, il fait la visite des Échelles du Levant. Il se retire à Marseille en 1720, où il meurt en 1738. Maillet est l'auteur d'un traité philosophique Telliamed, ou Entretiens d'un philosophe indien avec un missionnaire français, où il expose une théorie de la Terre fondée sur la diminution continue de la mer. Le texte circule d'abord clandestinement, puis est publié par Le Mascrier en 1755 : il a un certain écho parmi les naturalistes. La Description de l'Égypte est également publiée de manière posthume, en 1735. C'est un exposé assez précis et documenté (Maillet a appris la langue et a pu lire les historiens arabes) décrivant l'histoire, la faune et la flore, mais aussi les antiquités (il était d'ailleurs dans les attributions des consuls de rechercher médailles et antiques pour le roi et Maillet envoya des momies en France). Pl. du t. II p. 126 : L'Ichneumon (i. e. la mangouste) et l'hippopotame. |
Claude Savary, Lettres sur l'Égypte, où l'on offre le parallèle des moeurs anciennes & modernes de ses habitans, où l'on décrit l'état, le commerce, l'agriculture, le gouvernement du pays, ... Paris : Eugène Onfroi, 1785-1786. 3 vol. ; in-8°. Planches gravées sur cuivre ; cartes et plans gravés par E. Giraud l'aîné. H V vo 18 8° Reliure 18e s., demi-basane, papier à la colle bleu. - Provenance : Cuvier. - Restauré en 2012. « Le romanesque et poétique Savary » Claude Savary part en 1776 pour l'Égypte. Il y reste trois ans, séjournant à Alexandrie, à Rosette et au Caire : il ne se rendra pas en Haute-Égypte, bien qu'il en parle dans ses Lettres. Quittant l'Égypte en 1779, il parcourt les îles grecques et ne revient à Paris que vers 1781. | |
En 1783 il publie une traduction du Coran, faite pendant son séjour égyptien, où il s'efforce de rendre la beauté et la poésie du texte (il juge sévèrement la traduction antérieure de Du Ryer, « rapsodie plate et ennuyeuse ») ; cette traduction est suivie en 1784, d'une Morale de Mahomet, ou Recueil des plus pures maximes du Coran. En 1785-1786, Savary publie ses Lettres sur l'Égypte, puis peu avant sa mort en 1788 ses Lettres sur la Grèce : l'ouvrage eut un succès considérable. Enfin, une Grammaire de la langue arabe vulgaire et littérale parut tardivement, en 1813.
Dans les Lettres sur l'Égypte, Savary cite assez abondamment les auteurs de l'Antiquité, notamment pour les monuments antiques, et utilise les récits de voyageurs antérieurs ; il mêle anecdotes, scènes pittoresques, et paysages enchanteurs à des propos plus sérieux sur le gouvernement de l'Égypte et la décadence qu'il attribue au despotisme des Turcs et des mamelouks.
Si ses « riantes descriptions » font le succès de Savary, le choc n'en sera que plus rude pour ceux des membres de l'Expédition « qui ont cru trouver ici les délices de la capitale de la France. Ils ne cessent de jurer après Savary, pour avoir peint l'Egypte comme un paradis enchanteur... » (Geoffroy Saint-Hilaire, lettre à Jussieu du 12 août 1798).
t. I, p. 69 : les baigneuses du Nil comparées aux compagnes de Nausicaa.
« Les filles descendent du village pour laver leur linge et puiser de l'eau, toutes font leur toilette. Leurs cruches et leurs vêtements sont sur le rivage. Elles se frottent le corps avec le limon du Nil, s'y précipitent et se jouent parmi les ondes [...] Elles nagent avec beaucoup de grâce. Leurs cheveux tressés flottent sur leurs épaules. Elles ont la peau fort brune, le teint hâlé, mais la plupart sont très bien faites [...] telle la belle Nausicaé, [qui] après avoir lavé ses vêtements se baignait avec ses compagnes ».
t. II, p. 276-277 : le recul des cultures, conséquence du despotisme.
| Constantin-François de Chasseboeuf, comte de Volney, Voyage en Syrie et en Égypte, pendant les années 1783, 1784, et 1785, Seconde édition revue et corrigée Paris : Victor Desenne, Denis Volland, 1787 2 vol.; in-8°. Cartes, plan et vues gravés sur cuivre ; le plan et les vues du temple et de Palmyre sont signés " Gaitte". L F pol 71 HA 8° Reliure 18e s. , veau fauve. - Provenance : cachet "Ch[ate]au de Pressac par Chabanais (Charente)". - Acquis en 2012. « Le philosophe sévère et tranchant Volney » Né en 1757 à Craon dans le Maine, François de Chasseboeuf vint à Paris étudier la médecine : il se lie à Cabanis, et rencontre Condorcet, d'Holbach, Diderot. Il prend le nom de Volney, contraction de Voltaire et Ferney. En 1783 il quitte Marseille pour aller visiter l'Égypte (il séjourne surtout au Caire, et visite Suez, Alexandrie et Rosette), puis la Syrie. De retour en France, il publie son Voyage en Syrie et en Égypte en 1787 : ce sera un immense succès de librairie, qui va renforcer la vision d'un Orient despotique et décadent. L'ouvrage est plus proche du traité didactique que de la relation de voyage : le style est sec et très impersonnel, Volney décrit la géographie (« État physique »), l'histoire et la sociologie (« État politique ») des deux pays, et ne s'intéresse qu'assez peu aux antiquités (excepté le chapitre XIX « Des ruines et des pyramides »). |
Frappé de la misère, Volney y voit l'action du despotisme des mamelouks, et prend le total contre-pied des scènes idylliques de Savary (ex. dès la description d'Alexandrie : « Déjà l'air général de misère qu'il voit sur les hommes, et le mystère qui enveloppe les maisons, lui font soupçonner la rapacité de la violence, et la défiance de l'esclavage » t. I, p. 4).
Les membres de l'Expédition seront presque unanimes à célébrer la véracité du Voyage de Volney :
« Les apperçus politiques sur les ressources de l'Egypte, la description de ses monuments, l'histoire des mœurs et usages des diverses nations qui l'habitent, ont été traités par le citoyen Volney avec une vérité et une profondeur qui n'ont rien laissé à ajouter aux observateurs qui sont venus après lui. Son ouvrage étoit le guide des Français en Egypte; c'est le seul qui ne les ait jamais trompés ». (Berthier). On trouve le même éloge dans le Courier de l'Egypte (n° 3) comme dans la Préface historique de Fourier.
Quelques références bibliographiques :
- Jean Boissel, "Le voyage en Perse de Jean Thévenot", in Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1975, N°27. pp. 109-122.
- Claudine Cohen, "Benoît de Maillet et la diffusion de l'histoire naturelle à l'aube des lumières", in Revue d'histoire des sciences, 1991, Tome 44 n°3-4, p. 325-342.
- Jean Gaulmier, L'idéologue Volney, 1757-1820 : contribution à l'histoire de l'orientalisme en France, Beyrouth, 1951.
- Henry Laurens, Les origines intellectuelles de l'expédition d'Égypte : l'orientalisme islamisant en France, 1698-1798, Istanbul : Isis : Institut français d'études anatoliennes ; Paris : Association pour le développement des études turques, 1987. (Varia Turcica; 5).
- Jean Leclant, "De l’égyptophilie à l'égyptologie : érudits, voyageurs, collectionneurs et mécènes", in Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 129e année, N. 4, 1985, p. 630-647.
- Jean Leclant, "La modification d'un regard (1787-1826) : du Voyage en Syrie et en Égypte de Volney au Louvre de Champollion", in Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131e année, N. 4, 1987. pp. 709-729.
>>> L'Expédition d'Égypte