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Rousseau et sa Lettre à d'Alembert (deuxième édition de 1759) : une réponse à l'article GENEVE, paru dans le VIIe volume de l'Encyclopédie.

 

J. J. Rousseau citoyen de Genève, à Mr. D'Alembert, 1759 [Deuxième édition]
J. J. Rousseau citoyen de Genève, à Mr. D'Alembert, 1759 [Deuxième édition]

Jean-Jacques Rousseau rédige la Lettre à d'Alembert sur les spectacles en réponse à l'article de d'Alembert GENÈVE, paru dans le VIIème  volume de l'Encyclopédie à la fin de l'année 1757. La rapidité d'écriture (en trois semaines) et les accents amers qui émanent de cette lettre s'expliquent par le contexte conflictuel dans lequel se trouve Rousseau en ce début d'année 1758.

À cette période, Rousseau a été abandonné par son grand amour Sophie d'Houdetot ; il est brouillé avec la société mondaine et ses amis Grimm et Madame d'Épinay ; il est également en froid avec Diderot et les Encyclopédistes. Rousseau se montre désormais très critique envers l'Encyclopédie, à l'instar de son rival Voltaire qui abandonne lui aussi le projet collectif durant cette même période. Diderot avait pourtant préféré Rousseau à Jean-Philippe Rameau en lui confiant la rédaction des articles sur la musique dans l'Encyclopédie (Rousseau signe ainsi entre 360 et 400 textes de musicologie, ainsi que l'article ÉCONOMIE POLITIQUE paru dans le Vème volume). Dénonçant les abus de prétention des Encyclopédistes, Rousseau en vient ainsi à regretter cette « collaboration contre-nature » qui a compromis son esprit critique et ses valeurs morales : « Pour avoir droit de garder le silence en cette occasion, il faudroit que je n'eusse jamais pris la plume sur des sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fis trente ans mon bonheur, il faudroit avoir toujours su t'aimer ; il faudroit qu'on ignorât que j'ai eu quelques liaisons avec les Editeurs de l'Encyclopédie, que j'ai fourni quelques articles à l'Ouvrage, que mon nom se trouve avec ceux des auteurs ; il faudroit que mon zele pour mon pays fût moins connu, qu'on supposât que l'article Genève, m'eût échapé, ou qu'on ne pût inférer de mon silence que j'adhere à ce qu'il contient. Rien de tout cela ne pouvant être, il faut donc parler, il faut que je désavoue ce que je n'approuve point, afin qu'on ne m'impute pas d'autres sentimens que les miens. Mes compatriotes n'ont pas besoin de mes conseils, je le fais bien ; mais moi, j'ai besoin de m'honorer, en montrant que je pense comme eux sur nos maximes » [préface de la Lettre, pp. IX-X].

Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de gens de lettres. Mis en ordre et publié par M. Diderot, de l'Académie Royale des Sciences & des Belles-Lettres de Prusse ; & quant à la partie mathématique, par M. d'Alembert, de l'Académie Françoise, de l'Académie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, & de la Société Royale de Londres, de l'Académie Royale des Belles-Lettres de Suède, & de l'Institut de Bologne. Tome septième. (1757)
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de gens de lettres. Mis en ordre et publié par M. Diderot,...

Rousseau, qui se présente en tant que « citoyen de Genève » (sa ville natale, où il a vécu jusqu'en 1728), ne peut que réagir lors de la parution de l'article GENÈVE. C'est d'Alembert, le codirecteur de l'Encyclopédie, qui s'est personnellement chargé de traiter ce sujet : il décrit tout d'abord la géographie de la ville, les événements importants de son histoire, ses institutions, sa religion et ses mœurs, et fait l'éloge de la constitution genevoise. Rousseau est surtout furieux contre D’Alembert car il pense que ce dernier a été fortement inspiré par Voltaire, et il va lui répondre essentiellement sur deux points.
En premier lieu, il réagit à la question du socinianisme des pasteurs genevois évoquée par d'Alembert. Celui-ci met en avant leur position anti-trinitaire, dans un but pourtant louable ; mais Rousseau considère que ces propos sont maladroits, voire dangereux, car les pasteurs risquent d'apparaître comme des hérétiques aux yeux de l'Église. Le philosophe estime qu'il leur appartient d'exprimer publiquement leurs propres opinions et prend leur défense : « Il resteroit donc à penser, sur ceux de nos Pasteurs que vous prétendez être Sociniens parfaits & rejetter les peines éternelles, qu'ils vous ont confié là-dessus leurs sentimens particuliers : mais c'étoit en effet leur sentiment & qu'ils vous l'eussent confié, sans doute ils vous l'auroient dit en secret, dans l'honnête & libre épanchement d'un commerce philosophique ; ils l'auroient dit au Philosophe & non pas à l'Auteur. Ils n'en ont donc rien fait, & ma preuve est sans replique ; c'est que vous l'avez publié » [p. 17-18].

C'est surtout le passage que l'Encyclopédiste consacre à la comédie et à l'interdiction des représentations théâtrales à Genève qui va irriter profondément Rousseau. Dans ce débat qui anime déjà la ville, D’Alembert prend parti pour l'aristocratie dirigeante, favorable à l'établissement d'un théâtre à Genève : « On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n'est pas qu'on y desapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de la parure, de dissipation & de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne seroit-il pas possible de remédier à cet inconvénient, par des lois séveres & bien exécutées sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen, Genève auroit des spectacles & des mœurs, & joüiroit de l'avantage des uns & des autres : les représentations théatrales formeroient le goût des citoyens, & leur donneroient une finesse de tact, une délicatesse de sentiment qu'il est très-difficile d'acquérir sans ce secours ; la littérature en profiteroit, sans que le libertinage fît des progrès, & Genève réuniroit à la sagesse de Lacédémone la politesse d'Athenes » [article GENÈVE, pp. 576-577]. 
Rousseau choisit l'autre camp, celui des citoyens et des bourgeois, et attaque les arguments de D’Alembert. Mais pourquoi Rousseau critique-t-il avec tant de virulence le théâtre, alors qu'il en est un grand amateur ? D'une part, parce qu'il sait bien que derrière cette proposition se cache avant tout le souhait personnel de Voltaire : ce dernier veut installer un théâtre dans sa propriété des Délices (où il réside depuis 1755) mais se heurte au refus du grand Conseil de Genève ; et parce qu'il redoute d'autre part que cette innovation n'engendre un profond déséquilibre moral et politique de la République genevoise. Rousseau veut conserver sa vision idéalisée de Genève : « la Lettre n'est pas seulement un livre sur le théâtre, c'est aussi un livre sur la ville natale de Rousseau. À la Genève idéale décrite par d'Alembert dans son article de l'Encyclopédie, Rousseau oppose une autre Genève, tout aussi idéale, dotée d'une identité irréductible » [Rahul Markovits, p. 209].

Article GENÈVE, vol. 7 de l'Encyclopédie, pp. 578 sqq. La pagination est erronée (redoublée).
Article GENÈVE, vol. 7 de l'Encyclopédie, pp. 578  sqq.

D'Alembert pense que les Genevois n'ont rien à craindre du théâtre s'il est régi par des lois strictes, notamment sur la conduite des comédiens, et que le théâtre ne peut pas être source de corruption pour la jeunesse, mais au contraire jouer un rôle fondamental dans l'éducation morale du citoyen. Cet argument n'est pas raisonnable pour Rousseau : le théâtre ne peut être envisagé qu'en tant que simple divertissement, et en aucun cas en tant qu'instrument d'éducation morale. Rousseau se focalise ainsi sur la question théâtrale pour fonder son raisonnement sur la corruption des mœurs, comme l'explique Rahul Markovits : « la Lettre à d'Alembert est une variation sur le problème politique central de la pensée républicaine, celui de la corruption des mœurs. Dans ses Discours, Machiavel avait identifié deux facteurs de cette corruption, le commerce d'une part et l'inégalité d'autre part. Or, dans la Lettre à d'Alembert, Rousseau prend acte de la nature commerciale de Genève […]. En adoptant la perspective de Montesquieu et en dédouanant le commerce de la corruption des mœurs, Rousseau en rejette la responsabilité éventuelle sur le seul théâtre, « monument du luxe et de la mollesse » qui s'élèverait « sur les ruines de notre antique simplicité » et menacerait la « liberté publique ». De la sorte, tout en restant dans la tradition de la pensée républicaine, il opère un déplacement décisif : la corruption des mœurs n'est plus seulement liée à l'accumulation des richesses, mais est aussi pensée comme un phénomène d'ordre culturel, ce qu'il appelle une « révolution dans nos usages » [id., pp. 209-210] ». Pour Rousseau, le théâtre est donc symbole d'illusion, et détourne l'homme de son travail et de ses devoirs ; l'installation d'un théâtre à Genève favoriserait le luxe, et par conséquent accroîtrait l'inégalité entre les citoyens.

La renommée de Rousseau et le contexte genevois très tendu expliquent la politisation dont la Lettre à D'Alembert fait l'objet. Comme le soulignent Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, « Genève est un paradigme. Elle donne à voir ou à penser (à la fois pour de bonnes raisons et par la force d'une projection fictionnelle) ce que n'est plus aucune des grandes nations européennes […] [et] conserve quelque chose d'une vitalité républicaine. […] Genève est donc le lieu par excellence d'une mise à l'épreuve empirique des thèses politiques débattues par les philosophes, surtout lorsqu'on la met en demeure de prendre une décision hautement symbolique : lever ou non l'interdit calviniste sur le théâtre, se soumettre ou résister au modèle culturel dominant [p.11] ». À travers la critique du théâtre, c'est donc la dénonciation de l'ensemble de la démarche encyclopédique qui transparaît dans sa réponse à l'article GENÈVE. Rousseau estime en effet que la volonté d'instruction morale et politique des Lumières, qui sont alliés aux puissants, met en réalité l'accès au savoir et la force de contestation du peuple en danger. Sa conception de la liberté dans l'opinion publique émerge donc dans la Lettre à d'Alembert : Rousseau s'efforce de sauver le théâtre en l'empêchant de devenir un phénomène de mode et en protégeant son pouvoir de subversion, car paradoxalement, « pour rester libre, le théâtre doit demeurer interdit » [David Munnich, p. 231].

Notre exemplaire.

J. J. Rousseau citoyen de Genève, à Mr. D'Alembert, de l'Académie françoise, de l'Académie royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société royale de Londres, de l'Académie royale des
Belles-Lettres de Suède, & de l'Institut de Bologne : sur son article Genève dans le VIIme. volume de l'Encyclopédie, et particulièrement, sur le projet d'établir un théatre de comédie en cette ville.

A Amsterdam, chez Marc Michel Rey, M. DCC. LIX. (1759) [Deuxième édition].

Notre exemplaire : L F pol 31 C 12°  
Reliure 18e s., veau fauve marbré, dos long orné, triple filet doré en encadrement des plats, roulette dorée sur coupes, tranches marbrées, gardes de papier marbré. L'exemplaire est relié comme 2e pièce d'un recueil factice, comprenant aussi : [1] « Discours sur l'origine et les fondemens de l'inégalité parmi les hommes... », 1759 ; [3] « Lettre de Monsieur D'Alembert à Mr. J. J. Rousseau... », 1760.
Provenance : cachet "A. Martel".

Autres ouvrages exposés.

Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de gens de lettres. Mis en ordre et publié par M. Diderot, de l'Académie Royale des Sciences & des Belles-Lettres de Prusse ; & quant à la partie mathématique, par M. d'Alembert, de l'Académie Françoise, de l'Académie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, & de la Société Royale de Londres, de l'Académie Royale des Belles-Lettres de Suède, & de l'Institut de Bologne. Tome septième.
A Paris, chez Briasson, rue Saint Jacques, à la Science. David l'aîné, rue & vis-à-vis la Grille des Mathurins. Le Breton, imprimeur ordinaire du Roy, rue de la Harpe. Durand, rue du Foin, vis-à-vis la petite Porte des Mathurins. M.DCCLVII. Avec approbation et privilège du Roy (De l'imprimerie de Le Breton, imprimeur ordinaire du Roy, rue de la Harpe). (1757)

Notre exemplaire : S E d 1 (7) F°
Reliure 18e s., veau fauve marbré, dos à six nerfs avec décor doré, pièces de titre et de tomaison rouges, triple filet estampé à froid en encadrement des plats, double filet doré sur coupe, tranches rouges, gardes de papier tourniquet. Restauration en 1994.
Provenance : cachet "Ecole normale. Université de France".

Du contrat social, ou Principes du droit politique. Par J. J. Rousseau.
A Paris, de l'imprimerie de Didot jeune. L'an IV. - 1795.

Notre exemplaire : L F pol 3 F°.

Bibliographie.

Bachofen, Blaise et Bernardi Blaise [dir.], Rousseau, politique et esthétique. Sur la Lettre à d'Alembert. Lyon : ENS éd., 2011 (La croisée des chemins). 243 p.
Markovits, Rahul, Civiliser l'Europe : politiques du théâtre français au XVIIIe siècle. Paris : Fayard, impr. 2014, cop. 2014 (L'Épreuve de l'histoire). 400 p.

Du contrat social, ou Principes du droit politique. Par J. J. Rousseau, 1793.
Frontispice portant la mention « gravé par P. G. Langlois 1793 » [Pierre-Gabriel Langlois (1754-1810?), graveur, élève de Jean-Baptiste Simonet (1742-1813?)].
Portrait de Jean-Jacques Rousseau

 

 

 

 

Présentation réalisée par Ariane Oriol. - Juillet 2016.