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Laurent Schwartz : "Rompre la chrysalide" à l'École normale supérieure

Laurent Schwartz : un mathématicien engagé

Laurent Schwartz et Hélène Lévy en 1934

Laurent Schwartz naît le 5 mars 1915 dans une famille d'origine juive alsacienne composée de scientifiques. Son père, Anselme Schwartz (1872-1957) est chirurgien, professeur de chirurgie à la faculté de médecine de Paris et entrera à l'Académie de médecine en 1955 ; sa mère, Claire Debré (1888-1972), passionnée de botanique et d'entomologie, lui transmet le goût des papillons qu'il collectionnera toute sa vie. Il est le neveu du pédiatre Robert Debré (1882-1978). Par ailleurs, il épouse en 1938, la mathématicienne Marie-Hélène Lévy (1913-2013), fille du mathématicien Paul Lévy (1886-1971) et petite-nièce du mathématicien Jacques Hadamard (1865-1963).
Elève brillant, particulièrement doué en latin, en grec et en mathématiques, il fait ses études secondaires au lycée Janson-de-Sailly, entre en classe de mathématiques supérieures au lycée Louis-le-Grand en 1932 puis à l'Ecole normale supérieure en 1934. Il passe l'agrégation en 1937 et fait son service militaire de 1937 à 1939. Démobilisé en 1940, il rejoint sa famille à Toulouse, commence sa thèse de doctorat tout en travaillant pour le CNRS de 1940 à 1942. En 1943, il soutient sa thèse de doctorat intitulée « Étude des sommes d'exponentielles » et son complément sur la topologie algébrique devant la faculté des sciences de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Puis il entre avec sa femme dans la clandestinité en raison de ses origines juives et de son engagement politique trotskiste.
C'est au cours de ces années qu'il rencontre le groupe de mathématiciens « Nicolas Bourbaki » et qu'il s'engage ainsi sur la voie de « la vie collective des mathématiques »*

Après la guerre, il rejoint l'université de Nancy comme chargé de cours en mathématiques générales en 1945 et devient professeur titulaire de la chaire de calcul différentiel et intégral en 1949. En 1945-1946 il est également chargé du cours Peccot au Collège de France, récompensant un mathématicien remarquable âgé de moins de trente ans. De 1945 à 1948, il est temporairement maître de conférences à l’École polytechnique. Il reçoit la médaille Fields en 1950 pour son travail sur les distributions. En 1952, il est nommé maître de conférence à la faculté des sciences de l'université de Paris, puis il y obtient en 1955 la chaire de calcul différentiel et intégral. Il succède en 1958 à son beau-père, Paul Lévy, à l’École polytechnique ; il y reste jusqu'en 1980 et y refonde l'enseignement des mathématiques notamment en y promouvant la recherche. Enfin, en 1980, il rejoint l'université Paris 7 et prend sa retraite en 1983. Il a été correspondant de l 'Académie des sciences de 1973 à 1975 puis membre de l'Académie à partir de  1975.

Mais Laurent Schwartz n'est pas seulement un mathématicien. Il mêle au cours de sa vie un engagement pour les mathématiques à un engagement politique à partir des mathématiques.* Laurent Schwartz s'engage successivement contre la guerre d'Algérie (il est à l'origine, avec Pierre Vidal-Naquet, du comité Maurice Audin créé en 1957 lors de la disparition du jeune mathématicien et préface l'ouvrage que Pierre Vidal-Naquet publie en 1958 aux Éditions de Minuit sur l'Affaire Audin), contre la guerre du Vietnam et contre l'entrée des troupes soviétiques en Afghanistan. Il s'engage, aux côtés de Michel Broué, Lipman Bers et Henri Cartan, au sein du Comité des Mathématiciens, et défend, entre 1973 et 1985, de nombreux mathématiciens et scientifiques dissidents en Union soviétique, notamment Chikhanovitch et Pliouchtch.

Voir la thèse de doctorat d'Anne-Sandrine Paumier,  Laurent Schwartz (1915-2002) et la vie collective des mathématiques, sous la direction de David Aubin, soutenue le 30 juin 2014 à l'université Pierre et Marie Curie

Apprentissage politique

Thurne : porte et fenêtre / Dyna-Photo, phot. - [Paris, 19??]. - 1 photogr. pos. : n. et b., 18 x 13 cm (Cote : PHO B/1/1/13/1)

La bibliothèque de Lettres et sciences humaines a choisi de rendre hommage à Laurent Schwartz à travers ses années de formation à l’École normale supérieure et, plus particulièrement, à travers les lectures qui ont forgé sa conscience politique en présentant des ouvrages qu'il a pu découvrir dans la bibliothèque même.
Dans son autobiographie Un mathématicien aux prises avec le siècle, publiée en 1997, Laurent Schwartz consacre deux chapitres à ses années passées à l'ENS : le chapitre II s'intitule « Normalien et amoureux », le chapitre III  « Trotskiste ».
Dans ce témoignage, il évoque ses camarades de promotion, quelques aspects de la vie quotidienne à l'ENS ainsi que ses fiançailles avec sa camarade de promotion, Hélène Lévy.

École normale supérieure. Promotion de 1934. Sciences : trombinoscope.

Mais il évoque surtout, de manière précise et détaillée, son apprentissage politique.
Laurent Schwartz a été marqué par les événements du 6 février 1934. Au contact de ses camarades, dans un environnement ouvert et réceptif à la vie politique française, il est amené à sortir de la « chrysalide » familiale dans laquelle il vivait jusqu'à son arrivée à l’École (« Les années d’École normale ont radicalement déterminé mon évolution politique et ma vie. Venu de la droite, j'évoluais pour finir ma métamorphose à l'extrême gauche. », p. 99 de son autobiographie).
Il découvre la presse de gauche qu'il lit avec enthousiasme : La Révolution prolétarienne (« que je lus souvent à partir de 1936 », p. 101), Vendredi, journal antifasciste fondé en 1935 par André Chamson, Jean Guéhenno et Andrée Viollis, La Flèche de Gaston Bergery, Le Crapouillot ainsi que Le Populaire et l'Humanité, enfin La Patrie humaine et Le Libertaire, deux journaux anarchistes, pacifistes et favorables au désarmement. De même, il se passionne pour des ouvrages qui paraissent pendant ses années à l’École et qui ponctuent la progression de son apprentissage politique puisqu'il découvre successivement le pacifisme, l'anticolonialisme, le socialisme et, après les procès de Moscou, le trotskisme auquel il restera fidèle jusqu'en 1947. Le pacifisme et l'anticolonialisme resteront pour lui le socle de son engagement et de son évolution politique.


« Dans ma promotion, trois têtes émergèrent en mathématiques : Gustave Choquet, Raymond Marrot et moi-même. […] Il y avait aussi des têtes en physique (notamment André Blanclapierre et Noël Félici, entré premier), et en chimie (Pierre Piganiol). Ce fut une promotion de premier ordre. »

in Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob, 1997, p. 74
On notera également la présence, dans cette promotion, d'une femme, Hélène Lévy, future Hélène Schwartz, qui avait présenté et réussi le concours de l'Ecole normale supérieure d'Ulm.
Cote : PHO D/2/1934/2[Paris, 1934-1937]. - 1 chemise (2 p.), 40 x 27 cm (21 photogr. pos. : n. et b.).

L'entrée à l’École normale supérieure oblige Laurent Schwartz à quitter le « cocon familial » :

« Je connus à l'entrée de l'Ecole une période de confusion qui ne dura pas moins de quatre mois. J'étais déboussolé. Protégé depuis toujours au sein du cocon familial, j'étais soudain plongé dans cette vie très particulière d'interne parmi des camarades inconnus. »

in Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob,1997, p. 80

L'aspect matériel de la vie à l'Ecole lui est pénible :

« De toute évidence, j'étais allergique à l'internat. »

in Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob, 1997, p. 81

Lectures

La bibliothèque Ulm-LSH conserve la plupart des livres cités par Laurent Schwartz dans son autobiographie. Celui-ci ne se contente pas de citer les ouvrages. Il a gardé en mémoire les détails de chacune de ses lectures.

L'évolution politique de Laurent Schwartz commence par une réflexion sur la guerre et, plus particulièrement sur la guerre de 1914-1918 :

« Romain Rolland, réfugié en Suisse, avait publié Au-dessus de la mêlée. Mes parents blâmaient Romain Rolland qu'ils respectaient beaucoup par ailleurs, et que j'admirai précisément pour son geste. »

in Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob, 1997, p. 101

Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée ; préface d'Amédée Dunois. Paris, [s.n.], 1915. Cote : L F pol 131 EA 12°

« L'étape suivante me conduisit à m'interroger sur le colonialisme. Le livre d'Andrée Viollis, Indochine SOS, me fit découvrir l'atrocité de la répression, le mépris dont les Indochinois étaient l'objet de la part des colons français ; elle y mentionne le bagne de Poulo Condor. »

in Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob, 1997, p. 102

Andrée Viollis (1870-1950), féministe, journaliste engagée, grand reporter accompagne, en 1931, le ministre des Colonies, Paul Reynaud, en Indochine. Elle témoigne de ce voyage dans un livre, préfacé par André Malraux, publié en 1935.

Andrée Viollis, Indochine S.O.S.; préface d'André Malraux. Paris, Gallimard, 1935. Cote : H M as 140 J 12°

La même année, en 1935, Laurent Schwartz s'interroge sur le «régime capitaliste» :

« La lecture de quelques textes de Marx qui analysaient le rôle prééminent des forces économiques, et d'un livre de Rosa Luxemburg, L'Accumulation du capital, achevèrent de me forger les idées d'un authentique socialiste. C'est tout de même avec un œil critique que j'abordai ce livre de Rosa Luxemburg dans lequel elle démontre, au moyen de formules mathématiques, que le capitalisme ne saurait survivre sans les colonies qui lui offrent un marché extérieur indispensable à son fonctionnement. »

in Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob, 1997, p. 105

Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital : contribution à l'explication économique de l'impérialisme ; traduction et préface de Marcel Ollivier. Paris, Librairie du travail, 1935. Cote : S G ép 906 A 8°

La bibliothèque de l’École lui permet de s'intéresser aux questions économiques de son temps et d'articuler ces lectures avec celle de Rosa Luxemburg.

« J'empruntais de nombreux ouvrages, en commençant par le petit livre de Maurette sur les grands marchés des matières. J'appris à connaître les productions en charbon, en acier, les minerais, les kilowatts-heures d'énergie électrique, les produits textiles, agricoles, l'ensemble du commerce mondial, enfin. Cela resta pendant des années l'une de mes distractions favorites. »

in Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob, 1997, p. 105

Fernand Maurette, Les grands marchés des matières premières. Paris, A. Colin, 1922. Cote : GG in 12° 39

Le "timbre de la voix"

Laurent Schwartz écrit son autobiographie en 1997. Il dédit cet ouvrage à son fils, Marc-André Schwartz, qui fut enlevé par un commando de l'O.A.S. en 1962 et se suicida en 1971.
Il livre le récit de son parcours « comme témoignage pour l'avenir » et espère laisser à travers ces mots le « timbre de [sa] voix ».
Lors de la publication de ce témoignage, il en offre un exemplaire à Madeleine Rebérioux, sa très "grande amie" avec laquelle il a défendu "toutes les causes justes". Celle-ci garde l'ouvrage jusqu'à sa mort dans sa bibliothèque personnelle qui est aujourd'hui conservée à la bibliothèque Ulm-Jourdan LSHS.

Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle. Paris, O. Jacob, 1997. Cote : REB in 8° 349

 

Présentation réalisée par Marie-Odile Illiano - Mars 2015