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Au Palais des Cubes

Étienne Moreau-Nélaton
Au Palais des cubes : [suite de huit eaux-fortes]
[S.l. : s.n., 1894].

Comprend : Au Palais des cubes. - Le philosophe. - Le grammairien. - Le chimiste. - Le naturaliste. - Le mathématicien. - Le littérateur. - L'historien.
La planche de titre porte en bas à gauche le chiffre du graveur, "EMN" enserré dans la date "94". Les autres gravures portent la mention « E. Moreau-Nélaton del[ineavit] et sculp[sit] » (au dessin et à la gravure).

Notre exemplaire : Fonds iconographique (non coté)
La Bibliothèque possède deux états de ces gravures, l'un avant la lettre (c'est à dire sans les légendes) et l'autre, exposé ici, avec la lettre.


   Ancien élève de l'École normale supérieure, Étienne Moreau-Nélaton (1859-1927) eut une influence fondamentale dans l'histoire de l'art français. Graveur, lithographe, photographe, peintre, céramiste, il exprima véritablement tout son talent comme grand collectionneur et donateur, défenseur du patrimoine et critique d'art influent. C'est pour cette occasion qu'Étienne Moreau-Nélaton, ancien normalien de la promotion 1878, réalise une série de gravures intitulée Au Palais des Cubes. Composée de huit eaux-fortes, cette suite représente avec humour, légèreté mais aussi affection des scènes de la vie quotidienne des élèves normaliens au XIXe siècle.

   Moreau-Nélaton est un grand admirateur du graveur Forain. Déjà dessinateur et aquarelliste accompli, il est initié à la pratique de l'eau-forte par Albert Besnard vers 1892-1893. Dès 1892 paraît sa première eau-forte, Le Temps ; en 1893, sa série des Béatitudes est exécutée avec davantage de maîtrise. En 1896, il abandonnera l'eau-forte pour la lithographie : mieux adaptée par son usage des couleurs, cette technique lui permettra de développer avec beaucoup de talent l'art nouveau de l'affiche ou d'illustrer des ouvrages pédagogiques de façon plus dynamique.

L'École normale à la fin du XIXe siècle

   Le titre des eaux-fortes, Au Palais des cubes, est une référence à l'argot normalien et à la vie de l'École à la fin du XIXe siècle.
Les élèves étudient alors dans l'aile est : ceux de première année, les « conscrits », et de deuxième année, les « carrés », ont leurs chambres, turnes ou thurnes, au rez-de-chaussée. Quant aux élèves de troisième année, nommés « cubes » (ou « khubes »), ils résident au troisième étage : c'est le « Palais », lieu privilégié des devoirs scolaires mais aussi des fêtes étudiantes. Le lexique de la langue normalienne (A. Peyrefitte, Rue d'Ulm) en donne la définition suivante : « Grenier affecté à la méditation le jour et aux beuveries la nuit ».

On voit sur la photographie ci-contre que le nom "Palais des cubes" était inscrit sur le toit. La gravure de Moreau-Nélaton (ci-dessus) montre également le dôme du Val-de-Grâce.

  


      Le Palais des cubes en 1895 : Fonds photographique,
                  PHO H/3/3 (fonds Jeanne Dreyfys).


  
Le Philosophe : donnant du pain aux fameux « Ernests », résidents du bassin de la cour intérieure qui porte leur nom.

À l'époque de Moreau-Nélaton, Ernest Bersot est directeur de l'École normale (1871-1880). Proche des élèves, libéral, ce philosophe et moraliste, également journaliste réputé, assouplit les règles de discipline très strictes qui leur étaient  imposées, pour leur permettre de concilier amusement et travail rigoureux. « Le règne de Bersot ouvrit l'âge d'or du canular. Les cérémonies d'initiation des conscrits donnaient lieu à des déchaînements de verve endiablée ». L'enseignement devient ainsi plus ludique, et « le goût de la mise en scène se marquait jusque dans certains exercices scolaires : dans une conférence d'histoire, un assaut oratoire opposait Jaurès, accusateur, à Bergson, défenseur, en une reconstitution du procès de Fonteius, que Cicéron avait fait acquitter dans une affaire de prévarication ». C'est une ère de modernisation et de changement pour l'école : « [La] maison [est] augmentée et embellie : achèvement des pavillons, décoration de la salle des actes, accroissement des crédits affectés aux laboratoires et à la bibliothèque ».
La tradition rapporte qu'à la même époque Ernest Bersot, rongé par la maladie qui devait l'emporter au début de 1880, aurait fait installer le petit bassin emblématique de l'École pour entendre le bruit apaisant du jet d'eau durant ses nuits d'insomnie. C'est ainsi que les poissons rouges furent nommés « Ernests » en souvenir de ce directeur populaire.



Le Grammairien : plongé dans sa lecture et perché sur l'une des échelles en bois de la salle historique de la Bibliothèque de Lettres.

   L'École était installée dans les locaux vétustes de l'ancien collège du Plessis, avant que de nouveaux bâtiments soient construits par l'architecte Henri-Alphonse de Gisors sur l' « ancienne vigne du couvent des Ursulines, entre la rue Saint-Jacques et l'actuelle rue Rataud, emplacement quasi campagnard, desservi seulement par une impasse, la rue d'Ulm » (Deux siècles à Normale Sup'. Petite histoire d'une grande école, p. 59-61). Et c'est dans la grande salle de la bibliothèque qu'est célébrée la cérémonie d'inauguration de l'École par le président du Conseil François Guizot, le 4 novembre 1847, en présence de nombreuses personnalités dont Adolphe Thiers et Victor Hugo.
   Paul Dupuy, élève de la promotion littéraire 1876, et sous-directeur honoraire de l'École, évoquait déjà le cachet de la salle historique, mais aussi le manque de place notable face à l'accroissement des collections :
« La grande salle de la bibliothèque avait de belles armoires, comme une bibliothèque de riche monastère ou de château seigneurial au XVIIIe siècle, mais les armoires ne montaient pas jusqu'au plafond, et du côté du couloir, elles étaient interrompues par trois portes. Il a fallu, plus tard, fermer deux des trois portes et établir des rayons au-dessus des armoires » (Paul Dupuy : 1856-1948, p. 52-53). La porte en question est donc l'ancienne entrée de la salle 1, fermée aujourd'hui et remplacée par l'entrée principale du bâtiment du NIR.
  

Jusqu'à Fustel de Coulanges, le libre-accès n'existait pas. Comme on peut le voir sur la gravure exposée ici, les armoires avaient des portes grillagées qui fermaient à clé : seuls le bibliothécaire et ses élèves assistants y avaient accès, et ils devaient préparer les livres réservés par les lecteurs pour le lendemain. La grande salle est aujourd'hui classée monument historique.

Dès la fin du XIXe siècle, la plupart des normaliens préparent le concours d'entrée dans une grande école. Les classes scientifiques préparant l'École des mines sont ainsi surnommées les « taupes », et les élèves des « taupins ». Ce sont eux qui vont affubler leurs camarades littéraires du désobligeant terme de « cagneux », qui deviendra « khâgneux », effaçant l'aspect péjoratif du substantif.


     
     
            Le Chimiste

               Le Naturaliste
      Le Mathématicien
 






    
        
La dernière eau-forte (L'historien, chargé de livres et arpentant les couloirs de l'École) a une connotation particulière car elle renvoie à la jeunesse-même de Moreau-Nélaton, qui a suivi une formation d'historien notamment auprès d'Ernest Lavisse (1842-1922), professeur à la Sorbonne ainsi qu'à l'École normale supérieure (Lavisse en sera directeur de 1904 à 1919).

À cette époque, « l'École est de plus en plus impliquée dans les grands choix idéologiques de la IIIe République [qui] attire notamment les littéraires vers de brillantes carrières. Le directeur de l'École lui-même, Ernest Bersot, est aussi un journaliste réputé » (L' École normale supérieure : les chemins de la liberté, p. 33).


             Le Littérateur
                  L'Historien

Étienne Moreau-Nélaton, normalien dans l'art (1859-1927)

    Sa passion pour les arts lui a été transmise très tôt par sa famille, dont l'immense fortune permit la constitution d'une collection exceptionnelle d’œuvres d'art, commencée par son grand-père, Adolphe Moreau (1800-1859), puis continué par son père, Adolphe Moreau fils (1827-1882). Sa mère, Camille Moreau née Nélaton, était la fille du chirurgien de Napoléon III (en 1874, Étienne prend le nom de Moreau-Nélaton). C'est auprès d'elle, artiste peintre et céramiste reconnue, qu'il fait son apprentissage artistique dans la pratique de l'aquarelle. Très attaché à sa mère, il lui consacrera en 1899 sa première publication, Camille Moreau, peintre et céramiste 1840-1897.

   Après avoir suivi sa scolarité au lycée Condorcet, Étienne Moreau-Nélaton est reçu le 3 août 1878 au concours d'entrée à l'École normale supérieure (promotion littéraire) où il côtoie Baudrillard, Bergson et Jaurès. Il y acquiert une solide formation d'historien, en suivant notamment les cours d'Ernest Lavisse ; sa vocation pour l'histoire de l'art naît pendant cette période. Il quitte l'école en 1881 pour des raisons de santé, mais passe  néanmoins sa licence de lettres. S'ensuivent de nombreux voyages et une fréquentation assidue des musées.

   Peu après la mort de son père, il se lance dans l'étude de la peinture avec Henri Harpignies, avant de s'initier au dessin. Il fréquentera de nombreux autres ateliers pour se perfectionner ou découvrir de nouvelles techniques. Sa première aquarelle, Une étagère, est ainsi admise au Salon de la Société des artistes français en 1884. En 1885 , il expose au Salon un portrait de sa mère.
    

    Fonds photographique, PHO D/2/1878/5 : cl. Pierre Petit.

    La vie paisible de Moreau-Nélaton est bouleversée par un événement tragique survenu le 4 mai 1897 : il perd sa mère et son épouse dans l'incendie du Bazar de la charité, une vente de bienfaisance organisée non loin des Champs-Élysées. Ce drame le pousse à se jeter à corps perdu dans ses projets artistiques et dans la refonte de sa collection. Il achète ses premiers tableaux, Berthe Morisot à l'éventail de Manet, et Maisons de pêcheurs à Sainte-Adresse de Corot, deux de ses peintres fétiches. Suivent la réalisation de nombreuses expositions, de céramiques notamment, et de nouveaux achats de peintures. En 1900, Moreau-Nélaton expose une partie de sa collection et ses œuvres personnelles lors de la grande Exposition universelle à Paris. Les 11 et 15 mai de la même année, il vend une partie de la collection familiale pour acheter des œuvres qui lui tiennent à cœur, acquérant notamment un grand nombre de peintures impressionnistes. Il complète peu à peu sa collection de Corot, Pissaro et Sisley, et acquiert les célèbres Déjeuner sur l'herbe de Manet (1900) et Coquelicots, environs d'Argenteuil  de Monet (1903).

    C'est en juillet 1906 que Moreau-Nélaton, en accord avec ses trois enfants, fait une première donation exceptionnelle à l'État de cent tableaux à l'huile, d'une vingtaine d'aquarelles et de pastels, ainsi que de dessins. En 1919, il fait une deuxième donation de six œuvres « en mémoire de son fils, mort pour la France ». Après sa première donation, Moreau-Nélaton se partage désormais entre son oeuvre d'artiste peintre et de céramiste et ses études d'historien de l'art. Collectant scrupuleusement coupures de journaux, photographies, autographes, livrets d'exposition, il effectue une approche moderne de travail documentaire : ses catalogues raisonnés sur Corot, Manet graveur, de même que ses innombrables fiches biographiques réalisées sur les artistes de son époque en témoignent. Ce « fichier Moreau-Nélaton », précieuse source d'informations, est conservé au Louvre.

    Moreau-Nélaton s'était également passionné pour l'histoire de sa famille : en 1918, il publie un Mémorial de famille en cinq tomes. À cela s'ajoute son engagement pour le patrimoine architectural français, et notamment celui de sa région natale, l'Aisne : en 1907, s'inquiétant du sort des bâtiments religieux après la séparation de l'Église et de l'État, il entreprend un recensement photographique des édifices (soient dix-neuf carnets de notes et de croquis), compilé dans l'ouvrage intitulé les Églises de chez nous. Moreau-Nélaton, à travers ce projet, exprime son souhait d'un rôle central de l'État dans la gestion, la conservation, et la sauvegarde du patrimoine.
    Honoré du titre de Chevalier (1907), puis officier de la Légion d'honneur (1927), il est également élu à l'Académie des Beaux-arts en 1925. Il meurt le 25 avril 1927 à l'âge de 68 ans. Par son testament, il lègue encore à l'État son immense collection : 6000 dessins et autographes reviennent au Cabinet des dessins du Musée du Louvre, 4 tableaux au Département des peintures, 3000 estampes et sa documentation personnelle à la Bibliothèque nationale.

Bibliographie :
- sur Moreau-Nélaton
- Catalogue de la Collection Beurdeley. Estampes du XIXe siècle : eaux-fortes, lithographies, gravures au burin et sur bois. École française, 1909.
- De Corot aux Impressionnistes, donations Moreau-Nélaton, Paris : Réunion des musées nationaux : Bibliothèque nationale, 1991.
- Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale : http://www.inha.fr/spip.php?article2467
- sur la vie à l'École
- Le centenaire de l'École normale : 1785-1895, Paris : Presses de l'Ecole normale supérieure, 1994.
- Pierre Jeannin, École normale supérieure, [Paris] : Office français de diffusion artistique et littéraire, 1963. (Collection "Livres d'or des grandes écoles françaises")
- Nicole Masson, L'École normale supérieure : les chemins de la liberté, [Paris] : Gallimard, 1994.
- Alain Peyrefitte, Rue d'Ulm : chroniques de la vie normalienne,

Présentation réalisée par Ariane Oriol - juillet 2013