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La traduction du traité d'architecture de Vitruve par Claude Perrault

Claude Perrault (1613-1688) 

Le temple rond (planche XXXV, p. 143). « Cette Figure est l'élevation Orthographique de l'espece de Temple rond, appellée Monoptere, à cause que son toit est seulement soustenu sur des colonnes qui ne font qu'une aile sans murailles. Les colonnes sont sur des Piedestaux, ausquels il n' a ny base ny corniche qui puisse embarasser l'entrée : ces piedestaux sont posez sur onze degrez qui tournent tout autour du Temple & font comme un Tribunal. L'Autel qui est au milieu est aussi sur des degrez faisant une espece de Tribunal » (Explication... Livre IV, p. 142). Le terme « tribunal » évoque ici la plate-forme au centre duquel est placé l'autel. Perrault a travaillé son dessin de manière à convenir aux diverses interprétations que peut induire ce terme utilisé par Vitruve .
Temple rond

Claude Perrault, né le 25 septembre 1613 à Paris, est issu d'une famille bourgeoise aisée. Le clan Perrault est très uni autour du père, Pierre, avocat au Parlement de Paris, et de la mère prénommée Paquette. Complice avec ses quatre frères Jean, Pierre, Nicolas et Charles, Claude a la chance de recevoir une éducation complète en littérature, arts, et sciences. Les enfants Perrault développent de nombreux talents, hormis Jean, l'aîné, qui se borne à exercer le métier d'avocat comme son père. Pierre est ainsi receveur des finances de la ville de Paris, mais aussi écrivain à ses heures (on lui attribue un curieux traité sur l'hydrologie). Nicolas, qui a pratiqué la poésie burlesque dans sa jeunesse avec Charles et Claude, devient un virulent théologien janséniste. Charles est le plus connu des cinq frères : nommé contrôleur général des bâtiments du Roi par Colbert, membre de l'Académie française, il est également l'auteur de poèmes, pièces et mémoires. Il doit surtout sa postérité à ses célèbres Contes de ma mère l'Oye, ou Histoires ou contes du temps passé parus en 1697.
Claude, quant à lui, embrasse la carrière médicale. Reçu docteur en 1641 à la Faculté de Paris, il exerce la médecine pendant de nombreuses années. Mais sa vie prend un autre tournant, grâce au soutien inconditionnel de son petit frère Charles, devenu l'homme de confiance du ministre Colbert : Claude bénéficie lui aussi d'une ascension remarquable dès sa nomination en 1666 à l’Académie royale des sciences, tout juste fondée. Dès lors, il quitte la profession pour se consacrer à la recherche scientifique et architecturale.

Pendant une brève mais intense période, Perrault se tourne vers l'architecture, l'une de ses nombreuses passions depuis l'enfance. Dessinateur talentueux, il conçoit les plans de projets grandioses qui feront sa renommée :  l'Observatoire de Paris (1667-1672) qui est considéré comme son chef-d’œuvre, la Colonnade du Louvre (1667-1674), le Pavillon de l'Aurore au château de Sceaux (1674), et l'arc de triomphe de la Porte Saint Martin  (1668).
Sa carrière scientifique, plus longue et tout aussi brillante, aura moins de retentissement. La curiosité de Perrault n'a pas de limites : touche à tout, il s'intéresse à l'archéologie, à la physique, et aux sciences naturelles.
Spécialiste reconnu en anatomie animale, il prend la tête du groupe de médecins et d'anatomistes à l'Académie,  et publie les Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux publiées entre 1671 et 1676). Il se consacre également à l'étude du corps humain et du fonctionnement cellulaire, de la botanique (il est l'un des premiers savants à évoquer la circulation de la sève). Familiarisé aux problèmes de mécanique, il rédige de nombreuses études que son frère Charles publiera après sa mort (Recueil de plusieurs machines de nouvelles inventions, 1700).
Sa passion pour les sciences naturelles le mènera à sa perte : Claude Perrault meurt d'une maladie infectieuse en 1688 à l'âge de soixante-cinq ans, après avoir autopsié au Jardin du Roi le cadavre d'un chameau.

La traduction des dix livres d'architecture de Vitruve. 

Page de titre.

Un an après la fondation de l’Académie des sciences, Colbert confie à Perrault deux commandes importantes sur le plan politique : la conception du plan de l'Observatoire de Paris, et une nouvelle traduction française du De Architectura de Vitruve. Pour cette dernière entreprise, le choix de Colbert peut sembler surprenant car Perrault est bien connu pour ses prises de position critiques à l'égard de l'Antiquité ; il est en réalité très pertinent.  Perrault a d'une part acquis une très bonne connaissance du grec et du latin et des auteurs classiques grâce à ses hautes études en médecine, ce qui lui permet de traduire avec aisance les textes de l'architecte romain. D'autre part, le médecin et savant s'intéresse depuis longtemps à l'architecture et l'art de bâtir, et il reconnaît que l''univers technologique décrit dans le traité de Vitruve n'est pas si différent de celui dans lequel les hommes de son siècle évoluent. Et s'il critique les écrits des anciens, il est en revanche admiratif de leurs constructions, tout en ne cessant pas de souligner le perfectionnement apporté par les modernes.  
La première traduction française du De Architectura date de 1547. Due à l'humaniste Jean Martin, cette édition illustrée, renommée à son époque et à laquelle ont contribué de nombreux artistes, se trouve assez vite dépassée. Perrault doit chercher de nouvelles perspectives et reprendre entièrement le travail, en apportant une clarification du texte original, très technique et parfois obscur, de nouveaux commentaires, des notes critiques, et des illustrations beaucoup plus fidèles à la réalité. La première édition des Dix livres d'architecture de Vitruve, corrigez et traduits nouvellement en françois avec des notes et des figures paraît en 1673 à Paris chez Jean-Baptiste Coignard. Le travail sur le texte est une opération de longue haleine, et la gravure des planches nécessite cinq années d'élaboration (de 1668 à 1673).
La deuxième édition, présentée ici, paraît onze ans après, en 1684, toujours chez l'imprimeur-libraire Coignard. L'édition est enrichie de trois planches supplémentaires (annoncées dans l'avertissement, p. [5]), de corrections, et de notes inédites dans lesquelles l'auteur répond notamment aux critiques acerbes de ses détracteurs et en particulier de François Blondel, le premier directeur de l'Académie royale d'Architecture créée en 1671. Claude Perrault n'appartient pas à cette académie, mais ses travaux sur la théorie architecturale y sont bien sûr âprement discutés ; et François Blondel, qui fut tour à tour ingénieur, diplomate et architecte, s'oppose avec véhémence à ces nouvelles règles qu'il juge arbitraires.
Dans son Cours d'architecture publié entre 1675 et 1683, Blondel se montre en effet très hostile à ses recherches sur l'optique, ainsi qu'à son idée de varier selon les goûts les proportions des colonnes et des chapiteaux ; il refuse catégoriquement le principe des colonnes accouplées, motif d’inspiration gothique qu'a utilisé Perrault pour l'édification de la colonnade du Louvre à la fin de l'année 1666. Claude Perrault persiste et signe en 1683 avec son traité de l'Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens, dans lequel il réaffirme sa position sur son idée du beau. Le conflit finit ainsi par prendre une tournure personnelle ; mais Perrault et Blondel sont obligés de faire preuve de retenue, étant tous les deux aux ordres de Colbert et membres de l'Académie des Sciences.
Avec sa nouvelle traduction très érudite de Vitruve et son édition luxueuse, Claude Perrault connaît un très grand succès auprès des milieux savants : cette édition ainsi sera reprise par de nombreux éditeurs du XIXème et du XXème siècle. Mais sa pensée polémique lui attire les foudres de l'Académie d'architecture, qui pressent « une crise profonde de la discipline architecturale , confrontée à l'incertitude de ses fondements et à l'ambiguïté de son rapport à la société ». A l'instar du Parallèle de l’architecture antique et de la moderne qui ouvre en 1650 la querelle des Anciens et des Modernes, et plus tard du Parallèle des Anciens et des Modernes (1688-1692) de son frère Charles, l'œuvre de Perrault marque un tournant dans l'évolution de l'idée du beau. Ces débats polémiques annoncent l'émergence d'une nouvelle sensibilité, l'esthétique du goût au XVIIIème siècle.

Le frontispice.

Frontispice

Sur le frontispice sont représentées les réalisations les plus célèbres de Perrault : sur la gauche, l'arc de triomphe du faubourg Saint-Antoine (aujourd'hui disparu), au centre le Louvre, avec sa colonnade au premier plan à droite, et en arrière-plan l'Observatoire. Au tout premier plan à gauche on remarque un chapiteau corinthien, symbolisant ses travaux sur les cinq ordres de l'architecture. Juste à droite du chapiteau, un personnage pointe l'index vers la page de titre du volume reproduite dans le frontispice, à l'endroit où l'espace réservé au blason royal demeure vide. Tout à droite, comme pour répondre à ce geste, l'Abondance tend la main droite vers les édifices nouvellement construits et symbolisant la grandeur du royaume ;  elle se tient derrière la figure allégorique de la France.
Le frontispice est l’œuvre de Sébastien Leclerc (dessin) et de Gérard Scotin (gravure sur cuivre). Gérard Scotin (1643-1715) est un graveur de sujets religieux, d'après les maîtres français et italiens (École française). Fils du sculpteur Pierre Scotin, et père des graveurs Gérard Jean-Baptiste I et Jean-Baptiste I Scotin, et de l'enlumineur Marie Nicolas Scotin. Il fut élève de François de Poilly l'ancien, dont il imita le style. En 1665, il travailla pour les Gobelins. Né à Anvers, mort à Paris.
Sébastien Le Clerc (1637-1714) fut le dessinateur et graveur privilégié de Claude Perrault durant toute sa carrière. Nommé membre de l'Académie royale de peinture et de sculpture à partir de 1672. Graveur du roi. Né à Metz, mort à Paris.

Les quatre Cariatides (planche I, p. 5).

Les quatre Cariatides

« L'Histoire […] fournit [à l'architecte] la matiere de la pluspart des ornemens d'Architecture, dont il doit sçavoir rendre raison. Par exemple si sous les Mutules, & les Corniches au lieu de Colonnes il met des Statuës de marbre en forme de femmes honnestement vestuës que l'on appelle Cariatides ; il pourra apprendre à ceux qui ignorent pourquoy cela se fait ainsi, que les habitans de Carie qui est une ville du Peloponese, se joignirent autrefois avec les Perses qui faisoient la guerre aux autres peuples de la Grece, & que les Grecs ayant par leurs victoires glorieusement mis fin à cette guerre, la declarerent ensuite aux Cariates ; Que leur ville ayant esté prise & ruinée, & tous les hommes mis au fil de l'épée, les femmes furent emmenées captives, & que pour les traiter avec plus d'ignominie, on ne permit pas aux Dames de qualité de quitter leurs robes accoûtumées, ny aucun de leurs ornemens, afin que non seulement elles fussent une fois menées en triomphe, mais qu'elles eussent la honte de s'y voir en quelque façon mener toute leur vie, paroissant toujours au mesme état qu'elles estoient le jour du triomphe, & qu'ainsi elles portassent la peine que leur ville avoit meritée. Or pour laisser un exemple éternel de la punition que l'on avoit fait souffrir aux Cariates, & pour apprendre à la posterité quel avoit esté leur châtiment, les Architectes de ce temps-là mirent au lieu de colonnes, ces sortes de statuës aux Edifices publics » (Livre I, p. 3-4).
Perrault fait de nombreuses références à la mythologie dans l'explication des planches, essentielle à la compréhension de l'esthétique classique. Son engagement  auprès des Modernes ne l'empêche pas de rester fidèle au texte original, suivant une approche rigoureusement scientifique.

Les chapiteaux (planche XXIII, p. 107).

Les chapiteaux

« Cette Planche represente dans sa premiere figure deux manieres de chapiteaux Corinthiens, dont le premier est suivant le texte de Vitruve […]. L'autre chapiteau est à la maniere qui a esté introduite depuis Vitruve telle qu'est celle du Portique du Panthéon » ((Explication de la planche XXIII, Livre IV, p. 106).

Avec la deuxième figure située en bas de la planche, Perrault raconte l'origine légendaire et poétique du chapiteau corinthien dans la mythologie grecque.
À Corinthe, une nourrice déposa sur le tombeau de la jeune fille qu'elle avait élevé un panier d'osier contenant quelques offrandes. Elle recouvra le panier d'une tuile pour le protéger, ce qui favorisa la pousse de tiges d'acanthe ; lorsqu'elles atteignirent les bords de la tuile, les feuilles finirent par se recourber et former des volutes. Le sculpteur Callimaque, surnommé Catatechnos à cause de la délicatesse et de la subtilité de son travail sur le marbre, passa par hasard près du tombeau et fut séduit devant la beauté et l'harmonie de cet ensemble. Il décida alors de l'imiter pour la réalisation de ses colonnes, et le chapiteau prit ainsi le nom de corinthien.

 

Les clepsydres (planche LVII, p. 291).

Les clepsydres

« Cette planche contient trois Figures, qui representent trois especes de Clepsydres, ou horloges à eau. La premiere est la Clepsydre à deux cones, qui est la premiere espece de celles qui temperent l'eau. […] Le seconde Figure represente la seconde espece de Clepsydre, appellée Anaphorique, où l'eau n'est point temperée, & dans laquelle l'inégalité des heures dépend du Cadran. […] La troisiéme  Figure represente la Clepsydre à Tambour ou Tympan, qui est la premiere espece de celles qui temperent l'eau. [...] » (Explication..., Livre IX, p. 290).
Perrault s'intéresse particulièrement aux machines hydrauliques (clepsydre ou horloge à eau, orgue hydraulique des anciens). Il construira une horloge à eau dans le jardin de la Bibliothèque du Roi, où les membres de l'Académie des Sciences avaient coutume de se réunir.

 

 

 

 

« La machine qui a servy à amener la pierre » (planche *****, p. [341]). 

« La machine qui a servy à amener la pierre »

Cette planche, gravée sur cuivre par Pierre Lepautre (1652?-1716), représente des machines améliorées pour soulever et déposer de grosses pierres. « La I. Figure represente la machine qui a servy à amener la pierre. […] La II. Figure represente la machine qui a servy à élever & à poser la pierre. […] La III . Figure represente l'autre machine qui fut proposée » (Explication..., Livre X, p ; 340). Il utilisera ce système ingénieux pour la construction du fronton du Louvre.
Passionné par l'art de la mécanique, Claude Perrault rédigera un Recueil de plusieurs machines de nouvelles inventions qui sera publié après sa mort par son frère Charles, en 1700 .

 

 

 

Notre exemplaire.

Les dix livres d'architecture de Vitruve, corrigez et traduits nouvellement en françois, avec des notes & des figures. Seconde edition reveue, corrigée & augmentée. Par M. Perrault, de l'Académie Royalle des Sciences, docteur en médecine de la Faculté de Paris.
A Paris, chez Jean Baptiste Coignard, imprimeur ordinaire du Roy, ruë S. Jacques, à la Bible d'or. M. DC. LXXXIV. Avec privilege de sa majesté. 1 vol. ; in-fol.

Deuxième édition (la première date de 1673). Extrait du privilège du roi donné à Paris le 26 mai 1684 ; achevé d'imprimer le 1er octobre 1684.
Édition ornée de soixante-cinq planches numérotées dans le texte et trois nouvelles planches ajoutées pour cette édition (signalées par des astérisques), gravées sur cuivre par Sébastien Leclerc, Charles Grignion, Georges Tournier, Nicolas Pitau, Gérard Edelinck, Pieter Van Der Banck, Gérard Scotin, Jean Patigny, Pierre Lepautre, et Etienne Gantrel.
Marque royale au titre et illustrations gravées sur bois. Bandeaux et lettrines gravés sur cuivre (bandeaux signés par Leclerc).

Notre exemplaire : B A d 161 F° : 17e s., veau brun, dos à 6 nerfs avec décor doré et pièce de titre, roulette dorée sur coupe, tranches rouges (il existe un double exemplaire : L L d 9 F°).
Marques de provenances sur la page de titre (voir derrière la vitrine) : cachet à encre noire non identifié (cervidé) ; ex-libris ms. "Ex libris Josephi Levassor".
Sur le contreplat supérieur : ex-libris impr. "Ex bibliotheca Michaelis Chasles acad. scientiar. socii." gravé par "L. Benard" (voir-ci-contre).
Michel Chasles (1793-1880) fut mathématicien, historien des mathématiques et bibliophile. La bibliothèque de Lettres possède plusieurs volumes de sa collection particulière. 

"Ex bibliotheca Michaelis Chasles acad. scientiar. socii."

Bibliographie.

André Hallays, Les Perrault. Paris : Perrin et Cie, 1926.
L H cr 7703 8°

Vitruve : Les dix livres d'architecture ; traduction intégrale de Claude Perrault, 1673, revue et corrigée sur les textes latins et présentée par André Dalmas. Paris : Ed. Errance, DL 1986
L L d 45 B 8°

Antoine Picon, Claude Perrault, 1613-1688 : ou la Curiosité d'un classique. Paris : Picard ; Caisse nationale des monuments historiques et des sites ; Délégation à l'action artistique de la Ville de Paris, DL 1988 (46-Cahors : Impr. Tardy-Querçy)
B A d 696 F 4°

Alexandre Cojannot, "Claude Perrault et le Louvre de Louis XIV. À propos de deux livres récents". In : Bulletin Monumental. Tome 161 N°3, année 2003. pp. 231-239.

Théophile Homolle, "L'origine du chapiteau corinthien". In : Revue Archéologique. Cinquième Série, T. 4 (juillet-décembre 1916), pp. 17-60.
http://www.jstor.org/stable/41024328
H AR gé 30 8°             

 


Présentation réalisée par Ariane Oriol (septembre 2015).